Interview de Jacques Le Goff pour le magazine l'Express :
De Poitiers aux croisades. Le choc de l'Autre.
Propos recueillis par Claire Chartier
Un entretien avec le médiéviste Jacques Le Goff.
A quel moment la rencontre entre la Gaule et le monde musulman a-t-elle eu lieu?
Au VIIe siècle. D'emblée, leur relation est placée sous le signe de l'hostilité. Des peuples venus d'Afrique du Nord et convertis à l'islam conquièrent la péninsule Ibérique, puis progressent en Gaule jusqu'à Poitiers. Il s'agit d'un raid de pillage, comme ceux que les musulmans pratiquent à l'époque dans les régions du monde où ils tentent d'imposer leur présence. Les sarrasins sont vaincus par le chef franc Charles Martel à Poitiers en 732, et cet échec les décourage vraisemblablement d'entreprendre la conquête de la chrétienté au nord des Pyrénées.
La bataille de Poitiers symbolise aujourd'hui la victoire du monde chrétien sur l'envahisseur arabe. Pourtant, cet affrontement a longtemps été perçu en Gaule comme un événement de second ordre. Pourquoi un tel décalage?
Parce que l'enlèvement, en 973, de l'abbé de Cluny Maieul a fait beaucoup plus de bruit dans la chrétienté. L'abbaye de Cluny était alors l'une des grandes puissances du monde chrétien. Lorsque les sarrasins s'emparèrent pendant plusieurs mois de celui qui en détenait les rênes, l'émoi fut énorme. Poitiers est aussi longtemps resté un souvenir mineur parce que des affrontements bien plus terribles se produisirent par la suite entre chrétiens et musulmans: les croisades (XIe siècle - XIIIe siècle), la Reconquista espagnole (XIe-XVe siècle) et la lutte contre les Turcs de l'Empire ottoman (XVe siècle).
Comment expliquer, alors, que la bataille de Poitiers ait acquis une telle dimension mythique?
Le temps et l'imaginaire collectif ont fait leur œuvre. Au cours du Moyen Age, les chrétiens étaient convaincus que Dieu attribuait à certains peuples un territoire dont il contribuait à assurer la défense. La victoire de Poitiers fut réinterprétée comme un signe attestant la volonté de Dieu de tenir la chrétienté au nord des Pyrénées à l'écart de la domination des non-chrétiens. A une époque contemporaine, l'idéologie chrétienne et en particulier celle d'extrême droite, antimusulmane, a redécouvert l'événement de Poitiers pour en faire une des victoires fondatrices de la nation française.
Ce premier grand affrontement entre chrétiens et musulmans fut-il, à proprement parler, religieux?
Non. N'oublions pas que le concept même de religion n'est apparu qu'au XVIIIe siècle, lorsque les sociétés ont cessé d'être régies par la loi divine. L'appellation «sarrasin», qui est une étiquette ethnique, a été remplacée par «mahométiste» à la fin du Moyen Age, «mahométan» au XVIe siècle, et enfin «musulman» au XVIIe siècle. Dans les premiers temps, les chrétiens, qui méconnaissaient leurs adversaires, ont considéré les musulmans comme de simples païens, dotés de coutumes, mais dépourvus de croyance. Puis ils ont découvert que les musulmans possédaient, eux aussi, un Livre - le Coran - qu'ils honoraient un Dieu unique et qu'ils suivaient un guide - Mahomet. A partir du XIIe siècle, certains intellectuels chrétiens ont approfondi leur connaissance de l'islam grâce à la traduction du Coran en latin effectuée pour Pierre le Vénérable, alors abbé de Cluny, en 1154. Mais ils en ont déduit que le texte sacré de l'islam n'était qu'une collection de faussetés, et rangé Mahomet parmi les faux prophètes, quand ils n'en ont pas fait l'incarnation du démon! On trouve dès cette époque des caricatures de Mahomet.
Le raid sur Saint-Jacques-de-Compostelle (997), puis la destruction du Saint-Sépulcre (1009) par les sarrasins sont à l'origine de la première croisade, en 1099. Cette fois, la confrontation tourne à la guerre ouverte.
En réalité, les croisades ont permis aux chrétiens de détourner contre les musulmans les conflits qui les déchiraient. Elles furent décidées par le pape Urbain II, qui cherchait à se faire reconnaître comme chef de la chrétienté. Le christianisme, qui avait été longtemps pacifique, adopta ainsi la notion de «guerre sainte». Mais, alors que chrétiens et musulmans s'affrontaient en Orient, des contacts culturels se nouaient dans la Méditerranée occidentale. En Sicile, la chancellerie de l'empereur Frédéric II pratiquait les trois écritures et les trois langues - arabe, hébreu et franc. En Andalousie, et à Tolède particulièrement, juifs, chrétiens et musulmans s'enrichissaient mutuellement. On retrouve ainsi la curieuse opposition qui caractérise les rapports entre chrétiens et musulmans: l'échange culturel et l'hostilité. Dès le VIIIe siècle, l'empereur Charlemagne reçoit du calife abbasside Harun al-Rachid un splendide éléphant en signe d'amitié. Plus tard, le christianisme a effectué de nombreux emprunts à l'islam, dans le domaine des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine, de la philosophie.
En quoi l'islam a-t-il joué un rôle déterminant dans la prise de conscience de la chrétienté par elle-même?
On croit souvent que le christianisme était déjà institué au tout début du Moyen Age, parce que l'empereur Constantin s'était converti à cette religion au IVe siècle de notre ère, et que l'Empire romain en avait fait sa religion officielle. En réalité, la chrétienté n'a achevé de se constituer qu'au XIIIe siècle. Et l'un des éléments qui ont beaucoup contribué à sa formation est précisément l'hostilité que le monde chrétien nourrissait à l'égard de l'islam. C'est une règle connue: on affirme sa personnalité, en s'opposant à quelque chose ou à quelqu'un. L'image a donc pesé d'un grand poids dans l'affrontement entre l'islam et l'Occident chrétien. Ici, il faut introduire un troisième partenaire: les juifs. Fils, comme les chrétiens et les musulmans, d'une même croyance monothéiste, eux n'ont pas constitué d'Etat. Après une longue période de coexistence, les chrétiens ont fini par les percevoir comme des ennemis, mais des ennemis partageant avec eux une parenté biblique. Dans la religion du Prophète, en revanche, le Livre est le Coran. Au Moyen Age, le musulman a incarné cet Autre que l'on ne veut pas être. Et cet Autre a permis aux chrétiens de forger leur individualité.
Dates clefs
632: mort de Mahomet.
732: bataille de Poitiers.
1099-1291: croisades.
1453: prise de Constantinople par les Turcs.
1492: prise de Grenade par les Rois Catholiques.
1647: première traduction du Coran en français.
1683: les Ottomans sont stoppés à Vienne.
1742: Mahomet ou le Fanatisme, de Voltaire.
1798-1801: expédition d'Egypte.
1830: prise d'Alger.
1881: protectorat français sur la Tunisie.
1906-1912: occupation du Maroc.
1926: inauguration de la mosquée de Paris.
1956: indépendance de la Tunisie et du Maroc.
1962: indépendance de l'Algérie.
1975: regroupement familial des immigrés.
1989: affaire du foulard, à Creil; affaire Rushdie.
1994: circulaire Bayrou sur le port des signes religieux à l'école.
2003: première élection du Conseil français du culte musulman.
2004: loi sur l'interdiction des signes religieux ostensibles à l'école publique.
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