Le magazine l' Express consacre cette semaine un dossier consacré au fraternelles maçonniques intitulé Voyage au coeur des fraternelles :
Affaires ou amitiés? Magouilles ou réflexion? Ces clubs très discrets où les frères se retrouvent par métiers ont fait naître bien des soupçons, y compris au sein des obédiences. Mais comment fonctionnent-ils? Visites.
Peut-être avez-vous été intrigué par un macaron rouge et rond collé à gauche du pare-brise arrière d'un véhicule ou à la porte d'un établissement. C'est celui du mystérieux Groupement international Tourisme et entraide (Gite). Tout aussi rouge, son annuaire recense près de 2 000 adhérents, surtout des hôtels et des restaurants, qui promettent, dans plus de 50 pays, un accueil chaleureux, notamment autour de «tables d'hôtes réservées aux amis».
Mais dans ce singulier Bottin figurent 12 feuillets détachables «à détruire après en avoir pris connaissance», afin de «banaliser l'annuaire». Qu'a-t-il de si sulfureux? C'est qu'il ne doit surtout pas tomber entre des mains profanes, puisqu'il recense des francs-maçons membres des dix principales obédiences françaises et qui adhèrent au Gite, une fraternelle touristique. Pourquoi cacher le fait que des frangins favorisent le commerce de frangins - ce qui leur permet parfois d'obtenir un apéro à l'œil? Certains espèrent éviter un PV en affichant le macaron du Gite, s'ils ont la chance de tomber sur un policier initié!
Recherche de petits privilèges, association d'entraide ou cercle de réflexion? Regroupements de francs-maçons par métiers, les fraternelles ont souvent fait parler d'elles, considérées, à tort et à raison, comme la zone honteuse de la maçonnerie, voire comme le terreau favori des affairistes. Ces clubs de frères trois points beaucoup trop discrets pour ne pas alimenter les fantasmes méritaient bien une visite guidée Les fraternelles ont été secrétées par les obédiences, mais celles-ci ne parviennent pas à les maîtriser», constate Roger Dachez, président de l' Institut maçonnique de France.
Dans une institution, une collectivité, une entreprise, une branche d'activité, dès que deux frères se reconnaissent, naît une complicité nourrie par l'obligation de discrétion. Et, de proche en proche, se créent des amicales, des groupes, des cercles, des clubs… et des fraternelles. «On en recense plusieurs centaines en France, sur des bases professionnelles ou géographiques», écrivait Patrice Deriémont en 2001, alors qu'il était chargé de ce dossier au sein du conseil de l'ordre du Grand Orient de France (GO). Au début du XXe siècle, ces associations de maçons ne faisaient pas débat. La puissante fraternelle parlementaire était connue pour faire et défaire les lois de la République, celle de l'enseignement était redoutée des successeurs de Jules Ferry, maçon lui-même, et la «Rabelais» réunissait de nombreux médecins sans provoquer de polémique.
C'est à partir des années 1980 et 1990 que ces regroupements ont commencé à défrayer la chronique. Souvent, en effet, les quelques frères qui s'étaient illégalement enrichis en fréquentaient. Mais les mises en garde ont tardé à venir. En 2003, le grand maître de la Grande Loge de France, Yves-Max Viton, pointe du doigt ces «associations dissimulant des buts lucratifs sous le prétexte fallacieux de la fraternité». Deux ans plus tôt, Alain Bauer, alors grand maître du GO, déclarait: «C'est une déviation de la maçonnerie. Je ne comprends pas de quels problèmes philosophiques peuvent bien parler, par exemple, les membres de la fraternelle du bâtiment et des travaux publics.»
«Nous avons résisté à l'ostracisme du GO», se réjouit Didier Duchemin, un frère de la Grande loge nationale française (GLNF) et membre de Midi-Pyrénées Bâtiment. Les 80 frères de cette fraternelle toulousaine se réunissent une fois par mois au Deauville, un restaurant de Blagnac, en bordure de la Garonne, pour plancher sur un thème lié à leur métier commun. Didier Duchemin ne cache pas que les fraternelles permettent aux frères de la GLNF de faire des rencontres, puisqu'il leur est interdit de participer aux tenues dans les temples des autres obédiences. Ces contacts peuvent-ils engendrer des affaires? «A compétence et prix égaux, notre rituel nous commande de favoriser un frère», expose franchement Didier Duchemin. Mais ni son président, l'architecte d'intérieur Jean-Pierre Dumont, ni son prédécesseur, l'architecte Christian Viennot, n'ont accepté de répondre à nos questions. Alors que c'est dans leur secteur que les soupçons d'affairisme sont parmi les plus forts. «Dans un club de maçons, un frangin président d'une société d'HLM nous proposait des marchés en échange d'enveloppes», se souvient Pierre, un chef d'entreprise du secteur tertiaire de Marseille et membre du GO.
A côté des fraternelles du bâtiment, de celles des HLM, des PTT, de la SNCF ou d'EDF, Alain Bauer avait aussi stigmatisé les associations de frères juges des tribunaux de commerce. Les sommes qui gravitent autour des liquidations judiciaires sont telles que certains porteurs de tablier ne parviennent pas à résister à la tentation. Les membres du Dîner du Palais, une fraternelle qui réunit plus de 400 avocats, magistrats ou greffiers, parviennent-ils à ne jamais évoquer entre eux des affaires judiciaires en cours? Leur secrétaire général, le conseiller prud'homal Jacques Tessières, assure que oui.
L'ancien grand maître du GO recommandait également à ses troupes de ne pas fréquenter les Clubs 50 [Cercles de notabilités maçonniques régionales], surtout ceux de Nice, Toulon, Marseille et Montpellier. «Lorsque le GO m'a demandé de quitter le Club 50, j'ai répondu que je ne recevais pas d'ordre d'en haut, confie Michel Fromont, ancien président du tribunal de commerce de Montpellier, aujourd'hui à la tête de la chambre régionale de commerce et d'industrie de Languedoc-Roussillon. J'ai menacé de démissionner du GO et ils ont laissé tomber.»
«Nous ne sommes que des amis qui se rencontrent à déjeuner, dans un club moins puissant qu'une association de X-Ponts, de X-Mines ou d'énarques», soutient Jacques Bournazel, un ingénieur retraité membre de la GLNF, président de la Fédération nationale et internationale des Clubs 50. Les Clubs 50 ont conservé une singularité: les femmes y sont interdites! Par misogynie? «De toute façon, les sœurs n'aiment généralement pas les fraternelles ou les Clubs 50», observe Marie-Françoise Blanchet, ex-grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France (GLFF). Elle-même a quitté la fraternelle de la Défense, regroupant les militaires d'active et les fonctionnaires de la DGA: «Je ne supportais pas l'avalanche d'interventions visant à obtenir une exemption du service national pour le fiston.» Depuis, cette fraternelle a été restructurée, à la suite du scandale des marchés à l'arsenal de Toulon, en 2002, et aux critiques du GO.
Comment supprimer toute tentation de magouille financière ou de passe-droit, surtout sur le pourtour méditerranéen, où l'immobilier peut faire perdre la tête? Lorsque le professionnel du recrutement Florian Mantione a accédé en 2005 à la présidence du Cercle économico-touristique de développement (CETD), une fraternelle de l'Hérault, il a fait adopter un code d'éthique. «Les membres du CETD s'interdisent de profiter de leur appartenance pour faire des affaires, et tout comportement affairiste, contraire à nos valeurs, sera sanctionné par l'exclusion», peut-on lire. Mais alors pourquoi ces hôteliers, ces restaurateurs, ces promoteurs immobiliers, ces élus politiques ou ces salariés du comité départemental du tourisme éprouvent-ils le besoin de se réunir entre maçons, pour évoquer par exemple l'aménagement du littoral? «La qualité de nos échanges est due à notre complicité, soutient Florian Mantione. Dans le monde profane, la langue de bois domine, car chacun plaide pour sa paroisse, ou pour un ami politique.» Il ajoute qu'il n'a été initié à la GLNF qu'à 50 ans, alors que son réseau professionnel était déjà constitué.
Convaincu? Lorsque la même question est posée à la présidente de l'Amicale des partenaires de l'éducation, de la recherche et de la formation (Aperf), la sœur de la GLFF Martine Pretceille, professeur d'université en sciences de l'éducation, sa réponse est plus vive: «De jeunes enseignants nous rejoignent, car ils s'inquiètent des atteintes aux valeurs de laïcité et refusent que ceux qui suivent des logiques religieuses gagnent du terrain.» Deux sous-fraternelles se sont constituées: Sup-Trois, pour l'enseignement supérieur, et Educ-3000, pour les cadres de l'administration centrale. Ils seraient particulièrement discrets, par crainte d'être sollicités par des frères ou des sœurs.
«Parce que mon appartenance à la maçonnerie est connue, les collègues hésitent à me demander d'intervenir, car ça les dévoilerait. Donc je ne traite que des cas "humanitaires", par exemple lorsqu'un frère est victime d'une dépression. Mais je sais que certains nous rejoignent par calcul», expose le frère du GO Ramiro Riera, sous-directeur du contentieux et des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur et président depuis quatre années de la fraternelle La Reynie. Malgré les réticences officielles du GO, les réunions franciliennes de policiers trois points se déroulent toujours en partie au siège national de l'obédience, rue Cadet, à Paris. Sur quoi ont-ils planché récemment? L'action en faveur des jeunes en difficulté, les patients dangereux en hôpital ou le passeport biométrique.
Les réflexions de ces policiers pourraient-elles alimenter celles des législateurs initiés? Encore faudrait-il que l'historique fraternelle parlementaire retrouve force et vigueur. «Sous la Ve République, nous n'avons plus de pouvoir, car les membres des groupes politiques votent les lois le petit doigt sur la couture du pantalon», explique son ex-président, Jean-Pierre Masseret, sénateur et président de la région Lorraine, membre du GO et socialiste - comme son prédécesseur, Christian Bataille, député du Nord, et comme son successeur, Pierre Bourguignon, député de la Seine-Maritime et président de l'Association des maires de villes et banlieues de France. Le Cercle Ramadier, lui, rassemble tous les élus, locaux ou nationaux, mais seulement ceux de gauche. Son tout nouveau président, le membre du GO et député PS du Nord Jean Le Garrec, entend «réveiller la belle endormie» et espère bien avoir une influence sur de futures lois.
Ni officielles ni transparentes, des fraternelles existent aussi au sein des partis politiques. Notamment au PS, où ces réseaux de complicités occultes n'ont vraiment rien de maçonnique et tout du lobby de pouvoir. Si ces clubs de militants porteurs de tablier existent aussi à droite, les maçons de l'UMP ou de l'UDF se font beaucoup plus discrets que leurs frères socialistes. Comme s'ils étaient convaincus que leurs électeurs étaient plus allergiques à la maçonnerie.
«S'il était facile de dire, voire de proclamer fièrement, que l'on est franc-maçon, il y aurait beaucoup moins de fraternelles», analyse Roger Dachez. Point de vue certainement partagé par Donald Potard, un frère de la GLNF qui a fondé en 1999 la première fraternelle homosexuelle au monde, Les Enfants de Cambacérès. «Parce qu'en loge on n'a pas envie de se dire homosexuel et que, dans un groupe gay, on ne souhaite pas se dévoiler maçon, j'ai voulu créer un groupe de libre parole», expose le directeur général des maisons Jean-Charles de Castelbajac et Emanuel Ungaro.
Cette fraternelle compte 120 cotisants et une cause: la lutte contre l'homophobie. Le racisme antigay existe aussi en maçonnerie. A Cambacérès, des frères racontent la mésaventure d'un candidat à l'initiation blackboulé avec cette réflexion cinglante: «On a déjà notre quota d'homos!» Fin septembre 2006, Cambacérès a d'ailleurs remis un livre blanc sur l'homophobie aux dix principales obédiences. «Dès lors qu'existe Cambacérès, les obédiences savent qu'elles ne peuvent plus dire n'importe quoi sur l'homosexualité», se réjouit Stéphane Villedieu, agent comptable dans des collèges et lycées parisiens, initié au GO.
Même si les maçons homos ne revendiquent pas de droits particuliers mais les mêmes que ceux des hétéros, le seul fait qu'ils se retrouvent entre eux peut donner le sentiment qu'ils cèdent au communautarisme. Les fraternelles en tout genre, de celle du Rotary à celle des arts martiaux et du judo, comme tous les cercles maçonniques de convivialité, n'obéissent-ils pas peu ou prou à un réflexe de caste, au désir plus ou moins sain d'appartenir à une élite? «Il n'y a rien de plus éloigné de la franc-maçonnerie que le communautarisme», assène Roger Dachez. Jamais les fraternelles ne cesseront de faire débat.
Une fédération fantomatique
A la fin des années 1990, afin que ne se reproduisent pas les graves dérives dévoilées par la presse, les obédiences ont mis sur pied un système de régulation à deux étages: une Commission inter-obédientielle (CIO), chargée des relations avec les fraternelles, et une Fédération du cercle européen des fraternelles (FCEF), indépendante des obédiences mais ayant pour conseil de surveillance la CIO. Objectif: labéliser les fraternelles après vérification du dépôt de leurs statuts en préfecture et du fait que leurs membres sont de vrais maîtres maçons, assidus en loge et à jour de leur «capitation» (cotisation).Mais, sur les centaines de fraternelles actives aujourd'hui, seules 22 ont intégré la FCEF et, de surcroît, cette liste n'est pas diffusée. Ce que regrette Patrick Bonnel, président de la CIO et membre de la Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra. Sans doute la cinglante décision du Grand Orient (GO) de quitter la CIO en décembre 2004, arguant que «la régulation est un cache-sexe», a-t-elle jeté le trouble et mis mal à l'aise les trois membres du bureau de la FCEF appartenant à cette obédience: le premier vice-président, Alain Arnaud, président de banque, le secrétaire, Michel Cicile, gérant de société, et le trésorier, Patrick Sisco, fonctionnaire aux Finances, leur président étant le maçon de la Grande Loge nationale française Paul Louradour, consultant. Au retrait du GO s'ajoute l'absence de communication: la charte de la FCEF, signée par les chefs de neuf obédiences en avril 2005, est censée avoir été transmise à tous les vénérables des loges, et pourtant bien des fraternelles n'en ont jamais entendu parler...
Vu sur le site de l'Express :
L'opinion de Daniel Morfouace, premier grand maître adjoint du Grand Orient de France. Propos recueillispar François Koch.
Pourquoi combattez-vous les fraternelles?
Parce que ce sont en soi des réseaux contraires à l'idéal maçonnique, même si la plupart d'entre elles organisent des rencontres amicales et inutiles aux affairistes.
Lorsqu'une fraternelle médicale ou du bâtiment permet à ses membres de connaître la santé économique du concurrent ou d'obtenir une information privilégiée sur les affaires à vendre, c'est scandaleux.
Embarrassées, les obédiences font semblant de ne rien voir et croisent les doigts en espérant qu'aucun des leurs ne sera impliqué dans une embrouille.
Comme nous le faisons à l'égard du Front national, nous devrions interdire à nos frères d'appartenir à une fraternelle, en utilisant la sanction de l'éviction.
En 2004, j'ai contribué à obtenir le retrait du GO de la Commission inter-obédientielle sur les fraternelles, une instance de régulation inefficace. J'ai subi des pressions très fortes.Et je suis convaincu que des fraternelles ont agi, en 2005, pour faire barrage à mon accession au poste de grand maître du GO.
Les principales fraternelles :
Gite (tourisme)
2 000 adhérents.
Président: Jean-Claude Cassagnes (GLNF).
Cercle Ramadier (élus de gauche)
1 200 adhérents.
Président: Jean Le Garrec (GO).
Dîner du Palais ou Dîner Dupaty (professions judiciaires)
420 membres.
Secrétaire général: Jac-ques Tessières (GLDF).
Aperf (éducation)
350 membres.
Présidente: Martine Pretceille (GLFF).
La Reynie (policiers)
275 cotisants.
Président: Ramiro Riera (GO).
L'Acacia et le Lotus (bouddhistes)
300 cotisants et sympathisants.
Président: Christian Isard (GO).
Les Enfants de Cambacérès (homosexuels)
120 cotisants.
Président: Donald Potard (GLNF).
Fraternelle parlementaire
Une centaine de membres.
Président: Pierre Bourguignon (GO).
Rabelais (médecins)
70 cotisants.
Présidente: Dominique Malaizier (GLMU).
Fraternelle des Finances
50 membres.
Président: Patrick Sisco (GO).
Charles-Godon(chirurgiens-dentistes)
Président: Gérard Gaucher (GO).
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