Une polémique car il remet en cause un certains nombre de théories qui sont "dans l'air du temps".
Tout d'abord et principalement le fait que la culture grecque et la connaissance de ses philosophes nous soit parvenue via le monde arabo-muulman et particulièrement via Al-Andalus.
"J'adhérais à l'idée que le Moyen-Age occidental avait redécouvert Aristote et le savoir grec par la traduction des textes arabes en latin grâce à la filière espagnole, notamment à Tolède dans la seconde moitié du 12ème siècle, déclareSylvain Gouguenheim à l'Express.En voulant améliorer ce cours, et en marge de mes recherches, je tombe sur l'article d'un historien italien consacré à Jacques de Venise. Pour moi, c'est une découverte. Il fait état d'une série de traductions directes du grec au latin par Jacques de Venise et d'autres auteurs anonymes, au Mont-Saint-Michel et dans la France du Nord. A ces travaux s'ajoutaient les premiers commentaires de l'oeuvre même d'Aristote, du moins de textes qu'on ne connaissait plus en Occident, la Physique, la Métaphysique ou De l'âme. J'étais surpris de ne pas retrouver ces faits dans la plupart des manuels de base."
Aux historiens qui se sont rapidement insurgés contre son livre, Sylvain Gouguenheim répond : "L'historien italien auquel j'ai fait référence n'est pas catégorique. Il y a quand même un indice dans la chronique du Mont-Saint-Michel rédigée par l'abbé du Mont Robert de Thorigny. Vers 1150, il rajoute en marge de son récit une phrase évoquant le travail de traduction d'Aristote par Jacques de Venise vers 1127. Ce n'est pas une preuve absolue de sa présence, d'autant moins qu'on connaît mal sa vie. Mais cette note interdit de dire qu'il n'y a jamais mis les pieds. Indiscutable, en revanche, est la circulation de nombreuses copies de Jacques de Venise parmi les cercles savants au xiie siècle."
La question est de savoir s'il y a vraiment eu une rupture totale entre l'héritage grec antique et l'Europe chrétienne du haut Moyen Age ? L'auteur de ce livre répond clairement que non.
Après l'effondrement définitif de l'Empire romain, les rares manuscrits d'Aristote ou de Galien subsistant dans des monastères n'avaient-ils réellement plus aucun lecteur capable de les déchiffrer ? Non, réplique toujours Sylvain Gouguenheim. Même devenus ténus et rares, les liens avec Byzance ne furent jamais rompus : des manuscrits grecs circulaient, avec des hommes en mesure de les lire. Durant ce qu'il est convenu d'appeler les « âges sombres » du haut Moyen-Âge, ces connaisseurs du grec n'ont jamais fait défaut, répartis dans quelques foyers qu'on a tort d'ignorer, notamment en Sicile et à Rome.
N'oublions pas que la chute de Contantinople n'aura lieu qu'en 1453 et que les échanges intellectuels furent nombreux entre l'Empire Byzantin (grec rappelons-le) et l'Occident.
On ne souligne pas que de 685 à 752 règne une succession de papes... d'origine grecque et syriaque. On ignore, ou on préfère oublier qu'en 758-763, Pépin le Bref se fait envoyer par le pape Paul 1er des textes grecs, notamment la Rhétorique d'Aristote. Des savants, certes en nombre limités, étaient capables de lire et d'interpréter ces textes. La pensée grecque antique n'était donc pas perdue pour l'Occident.
La cour carolingienne au 9ème siècle était également riche en penseurs de haut niveau: que l'on pense à Paul Diacre, Pierre de Pise, Théodulf ou Alcuin d'York qui introduit alors la célèbre méthode péagogique comprenant l'étude des 7 arts libéraux, réunis dans le trivium et le quadrivium.
Quid également de la "Renaissance" du 12ème siècle? C'est entre le 12ème et le 13ème siècle que l'Europe se drappe de son "manteau de cathédrales".
On reproche également àSylvain Gouguenheimde remettre en cause la figure d'Averroès souvent présenté - à tort de mon point de vue - comme le précurseur de notre idée de laïcité. Averroès a pourtant été l'un des penseurs les plus importants et les plus innovants de son siècle.
A ce sujet, Sylvain Gugenheim fait une juste réflexion à l'Express :"Je dis une chose simple : il faut voir les hommes du Moyen Age tels qu'ils étaient vraiment. Averroès est un grand génie du Moyen Âge, mais il ne faut pas en faire un homme du xxe siècle. Je pense la même chose de saint Thomas ou de Maïmonide. Ne les transformons pas en «agnostiques» ou en «tolérants», notions anachroniques. Je ne suis pas pour autant un partisan de Samuel Huntington et de sa théorie du «Choc des civilisations». On m'a reproché de prendre l'hellénisation comme un critère de supériorité. Ce n'est pas le cas. J'adore le Japon ou la Chine, qui n'ont rien de grec ! L'hellénisation est un critère de distinction. Je ne suis pas contre les ponts entre les civilisations. Mais on ne les construira pas en s'appuyant sur un Moyen-Âge de fiction. A cette époque, l'idée de dialogue des civilisations n'existait pas."
De plus il faut rappeler qu'Averroès a bel et bien été chassé d'Al-Andalus après la prise du pouvoir par les très rigoristes Almohades (qui prennent Cordoue en 1148 et Grenade en 1154). Les autodafés se multiplient alors ainsi qu'une répression féroce à l'égard des chrétiens, des juifs (le grand savant Maïmonide devra lui aussi s'éxiler à la même époque et trouver refuge au Caire) et des musulmans moins doctrinaires, tels Averroès.
Quel est le véritable enjeu qui sous-tend la polémique née autour du livre de Sylvain Gougenheim? Il y a tout un courant qui est né autour du mythe - car il faut bien appeler ça un mythe ou tout du moins une réécriture orientée - d'un Al-Andalus musulman où cohabitaient de façon égale et harmonieuse chrétiens, musulman et juifs, en quelque sorte une préfiguration de notre laïcité moderne.
Bien entendu il n'en était rien. Les juifs comme les chrétiens bénéficiaient en terre d'Islam du statut de dhimmis, qui les protégeait, mais qui surtout les maintenaient dans un état d'infériorité souvent humiliant en contraignant par rapport aux musulmans. Nous sommes loin, très loin, de notre laïcité actuelle...
L'histoire a souvent été très compliquée entre l'Islam et la Chrétienté : bataille de Poitiers en 732 qui marque la fin de l'expansion de l'Islam en Europe du Sud (21 ans seulement après la débarquement d'Al-Tarik en Espagne),les croisades (XIe siècle - XIIIe siècle), la Reconquista espagnole (XIe-XVe siècle) et la lutte contre les Turcs de l'Empire Ottoman (XVe siècle). Les turcs ne seront stoppés aux portes de Vienne qu'en 1683.
Comme le rappelait fort justement le médiéviste Jacques Le Goff lors d'une interview en 2006 "On croit souvent que le christianisme était déjà institué au tout début du Moyen Age, parce que l'empereur Constantin s'était converti à cette religion au IVe siècle de notre ère, et que l'Empire romain en avait fait sa religion officielle. En réalité, la chrétienté n'a achevé de se constituer qu'au XIIIe siècle. Et l'un des éléments qui ont beaucoup contribué à sa formation est précisément l'hostilité que le monde chrétien nourrissait à l'égard de l'islam. C'est une règle connue: on affirme sa personnalité, en s'opposant à quelque chose ou à quelqu'un. L'image a donc pesé d'un grand poids dans l'affrontement entre l'islam et l'Occident chrétien. Ici, il faut introduire un troisième partenaire: les juifs. Fils, comme les chrétiens et les musulmans, d'une même croyance monothéiste, eux n'ont pas constitué d'Etat. Après une longue période de coexistence, les chrétiens ont fini par les percevoir comme des ennemis, mais des ennemis partageant avec eux une parenté biblique. Dans la religion du Prophète, en revanche, le Livre est le Coran. Au Moyen Age, le musulman a incarné cet Autre que l'on ne veut pas être. Et cet Autre a permis aux chrétiens de forger leur individualité."
Ce même Jacques Le Goff qui s'est dit "outré par les attaques contre son jeune collègue" dans l'Express du 15 mai dernier.
Le livre deSylvain Gougenheim est donc utile. Parce qu'il reprécise les choses et qu'il va obliger "la partie adverse" (si je puis m'exprimer ainsi) à argumenter sérieusement, une fois les polémiques passées.
Pour bien vivre enemble, rien n'est pire qu'un passé réinventé. Qui peut nier aujourd'hui la splendeur du Califat de Cordoue ? Qui peut nier que des choses intéressantes se sont nouées pendant quelques années, et quelques années seulement, dans cette partie de l'Espagne?
Je ne suis pas de ceux qui pensent qu'il faut interpréter plus que ça l'histoire du 8ème ou du 15ème siècle espagnol pour règler des problèmes qui se jouent aujourd'hui.
Je ne suis pas non plus, loin s'en faut, un thuriféraire de l'église catholique comme modèle de tolérance: je n'oublie ni l'Inquisition, ni Galilée, ni les procès, ni les bûchers, ni les guerres de Religions. En matière de tolérance religieuse, les chrétiens n'ont aucune leçon à donner aux musulmans!
Il a fallut la Renaissance, la Réforme, les Lumières, la Révolution de 1789 et bien des révolutions ultérieures, pour briser le carcan de l'emprise terrible de l'église catholique sur la société française. Notre modèle laïque ne s'est pas construit sans affrontements, sans combats, souvent violents. C'était le prix à payer et il n'y a rien à regretter.
Mais peut-être ne fut-ce possible en terre chrétienne que parce que, dès l'origine, le ver était dans le fruit : "Laissez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu". Cette parole de Jésus de Nazareth se trouve dans la Bible. Cela a aidé les croyants à se résigner, des siècles après, à ce qu'elle devienne réalité. Rien de tel malheureusement dans le Coran...
Mais je sais bien que ce n'est pas l'enjeu actuel de la polémique. De bonne foi, beaucoup de gens ici aimeraient bien dire aux jeunes français issus de l'immigration, très souvent musulmans et victimes de discriminations bien rélles : "Aujourd'hui on est supers fort et supers développés, mais en fait on vous doit tout à vous les arabes et les musulmans : la médecine, l'algèbre, le calcul, la philosophie..." Mais ce n'est tout simplement pas vrai.
C'est par la lutte contre les réelles discriminations d'aujourd'hui que passera la vraie "intégration" (ce mot n'a pas beaucoup de sens car ces jeunes sont déjà français...). Pas par l'invention d'un passé fantasmé.
Car ces jeunes sont plus que les autres confrontés au principe de réalité : si le monde arabo musulman a tout inventé, s'il est à ce point supérieur au monde occidental, pourquoi le 1er homme sur la lune n'était-il pas Syrien, la meilleure faculté de médecine ne se trouve-t'elle pas au Caire, les meilleurs ingénieurs à Bagdad, la plus forte armée du monde à Tunis, la meilleure université à Marrakech? Il ne faut pas raconter n'importe quoi aux jeunes, même pour leur faire plaisir.
Ce sont bien nos valeurs communes de tolérance, de paix, de connaissance, de liberté, d'égalité, de fraternité, de laïcité, de respect de l'homme comme de la femme qu'il faut promouvoir ensemble.
Et de nous les appliquer d'abord à nous même, ici et maintenant.
Mot de l'éditeur à propos d'"Aristote au mont Saint-Michel : Les racines grecques de l'Europe chrétienne" :
Battant en brèche l’idée reçue selon laquelle l’Occident n’aurait découvert le savoir grec au Moyen-Âge qu’au travers des traductions arabes, ce livre montre que l’Europe a toujours maintenu ses contacts avec le monde grec.C’est que le Mont-Saint-Michel constitue le centre d’un actif travail de traduction, notamment des textes d’Aristote, dès le XIIe siècle.
Par ailleurs, l’hellénisation du monde islamique est plus limitée et partielle que ce que l’on raconte généralement, et elle fut surtout le fait des Arabes chrétiens. Même le domaine de la philosophie islamique (Avicenne, Averroès) resta largement étranger à l’esprit grec.
L’hellénisation de l’Europe chrétienne fut avant tout le fruit de la volonté des Européens. Si le
terme de racines a un sens pour les civilisations, les racines du monde européen sont grecques, celles du monde islamique ne le sont pas.
L’auteur :
Professeur d’histoire médiévale à l’ENS de Lyon,Sylvain Gouguenheima publié de nombreux
ouvrages sur les rapports entre les mondes chrétiens et musulmans au Moyen Âge.
Le Livre :
° Aristote au Mont-Saint-Michel Les racines grecques de l'Europe chrétienne
de Sylvain Gougenheim
Publié aux Editions du Seuil, collection "Univers Historique".
Mars 2008
° Pour aller plus loin :
@Le Choc de l'Autre. Interview de Jacques Le Goff.
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