Vu sur le site du Monde : Article de Philippe-Jean Catinchi dans "Le Monde des Livres" à propos de "L'Histoire est mon combat". Entretiens avec Dominique Bourel et Hélène Monsacré de Pierre Vidal-Naquet, paru chez Albin Michel, dans la collection "Itinéraires du savoir",
La brusque disparition de Pierre Vidal-Naquet, au coeur de l'été, a attristé de très nombreux lecteurs. Humaniste érudit farouchement engagé dans les débats de la cité, cet intellectuel d'exception conjuguait avec la même rigueur l'engagement du savant et l'éthique du citoyen. On en mesure la force à chaque page du volume d'entretiens qui paraît aujourd'hui. Sans qu'il l'ait relu.
Ce qui aurait pu être une gageure - faire un livre cohérent des heures d'échanges dont il restait à fixer chaque tournure - devient une chance. Jamais sans doute Vidal-Naquet ne s'est autant découvert. Dans son inflexible exigence comme dans son essentielle fragilité.
"TRIOMPHE POSSIBLE DE LA VÉRITÉ"
Intellectuel majuscule, il l'est comme personne. Parce qu'il "naît" de l'affaire Dreyfus, au sein d'une famille juive gagnée à l'athéisme et championne de la laïcité républicaine ("Notre patrie, c'était la République"). Son grand-père Edmond est un ami de Blum et ensemble ils luttent pour la réhabilitation du capitaine calomnié. Né bien après le triomphe du droit, Pierre Vidal-Naquet lit cependant l'Affaire comme "un épisode central qui a joué un rôle décisif dans (s)a vocation d'historien". Entendant de son père le récit de ce long combat - il a 12 ans et son père, avocat, entré dès 1940 dans le réseau résistant du Musée de l'homme, qui vient d'être rayé du barreau, confie à son Journal : "Je reçois comme Français l'injure qui m'est faite comme juif" -, il commente sobrement : "Je l'ai pris à la fois comme l'histoire d'une injustice, mais aussi comme la croyance dans le triomphe possible de la vérité."
Malgré l'horreur génocidaire qui en fait un orphelin à 14 ans, cette foi fondamentale ne l'abandonnera jamais, et c'est en son nom qu'il s'engage, dès les premiers feux de la guerre d'Algérie, dans la dénonciation de la torture et du colonialisme, plus tard du négationnisme. Meurtri de n'avoir pas été normalien - ce regret lancinant dévoile une vulnérabilité qui prêterait à sourire s'il n'en était resté inconsolé ("c'était mon rêve") -, le jeune agrégé invente déjà sa voie, sollicitant Henri Irénée Marrou ("l'antiquisant le plus intelligent de la Sorbonne") pour travailler sur la conception platonicienne de l'histoire. Il se passionne pour tous les enjeux de la démocratie, de ses racines antiques - il cosigne avec Pierre Lévêque un magistral essai sur Clisthène l'Athénien (1964) - à ses avatars modernes, de la Révolution ("aucun historien contemporain ne m'a influencé autant que Jaurès") à l'actualité la plus brûlante (l'autre matrice de sa vocation, il la trouve dans L'Etrange défaite, de Marc Bloch, le "livre tournant" : "Si c'est ça faire de l'histoire, voilà typiquement l'histoire que je voudrais écrire").
Homme d'engagement exposé dès L'Affaire Audin (1958), Vidal fait des rencontres décisives. Jérôme Lindon qui l'édite - une même relation essentielle le liera bientôt à François Maspero, puis François Gèze. Louis Gernet, le maître de Jean-Pierre Vernant, le "grand frère" qu'il connaît depuis 1956. Claude Lévi-Strauss dont la pensée l'impressionne et dont il tient à citer, avec une immodestie d'enfant, le mot critique qu'il reçut à la parution de son éblouissante Atlantide (2005). Au coeur du monde intellectuel comme aucun de ses pairs, par sa participation à la vie de la cité, Vidal-Naquet n'attend pas la disparition de Raymond Aron, comme l'affirme Bourel, pour devenir "une référence intellectuelle et politique, même pour ceux qui ne partageaient pas ses analyses". Ce qui confère à ses combats une dimension politique des plus sensibles.
FRAGILITÉ PERSONNELLE
En marge des amis dont il s'entoure très tôt - Charles Malamoud, Pierre Nora, Jacques Brunschwig - Pierre Vidal-Naquet passe en revue avec une crudité parfois cruelle l'intelligentsia du moment, lui dont la culture intègre les Mauss, Meyerson, Jaeger, Momigliano et autres Gernet dont les intellectuels du début du XXIe ignorent souvent jusqu'au nom. S'il salue Maxime Rodinson, Paul Ricoeur, George Steiner, cible de "l'affreux Bernard-Henri Lévy", ou prend la défense de Georges Dumézil, il épingle Lacan ("illisible"), Baudrillard ("de temps en temps il exagère"), Derrida ("je n'ai jamais compris un mot de ce qu'il écrivait"), Deleuze, qu'il ne sauve qu'à moitié, plus amène avec Bourdieu ("un éveilleur extraordinaire"), réservant son enthousiasme à des penseurs moins en vue, Claude Nicolet, Alain Schnapp, Nicole Loraux surtout, historiens philologues comme lui, mais sanglant avec Marcel Detienne... comme un dépit personnel encore à vif.
Peut-être s'il avait relu les formules abruptes qui exécutent ces penseurs en vue aurait-il amendé certains tours, comme il aurait corrigé quelques scories dans son propos, que les notes de l'éditeur, plus fiables, permettent de repérer (ainsi la traduction du Monde d'Ulysse, de Finley, en 1978 et non 1969). Mais gageons que sur le fond il n'aurait rien retiré, engagé dans un travail de vérité intime qui dévoile une émouvante fragilité personnelle.
Sans merci pour ceux qui lisent l'émancipation des juifs comme la perte de substance du judaïsme, de Léon Poliakov à Pierre Birnbaum - et Vidal de s'appuyer sur Doubnov et Aron, dont la figure tutélaire le fascine, quoiqu'il s'en défende -, l'historien revient longuement sur la question d'Israël aujourd'hui, dont la chronologie des préfaces qu'il signe dit assez qu'elle l'obsède, lui si soucieux d'éviter l'a priori comme l'injustice. Comme il développe son combat pour la "liberté pour l'histoire", compromise par la tentation du Parlement comme de l'autorité judiciaire, depuis la loi Gayssot, à fixer la vérité historique, au risque d'imposer dogmes, interdits et tabous, fondant une "morale" qui est l'inverse même de l'histoire. Vidal pointe encore les dangers de la confusion entre l'"obsession mémorielle" et l'histoire, qui ne doit pas s'y soumettre. Ainsi lit-il Flavius Josèphe et son "bon usage de la trahison", ce juif romain trouvant la distance juste, détaché de toute entrave intellectuelle et sensible pour penser La Guerre des Juifs. Un modèle pour Vidal-Naquet, qui ne s'évade vraiment qu'en poésie, Mallarmé, Char, Valéry... Sophocle et Homère bien sûr. Viatique d'un homme blessé dès l'origine pour se "raccrocher à la vie, tout simplement".
L'HISTOIRE EST MON COMBAT. Entretiens avec Dominique Bourel et Hélène Monsacré de Pierre Vidal-Naquet. Albin Michel, "Itinéraires du savoir", 224 p., 17 ?.
Les + du blog de Jean-Laurent :
Les livres de Pierre Vidal-Naquet sur le site de la Fnac.
La biographie de Pierre Vidal-Naquet sur le site de Wikipédia.
Les thèses sur le révisionnisme par Pierre Vidal-Naquet.
Un entretien dans Vacarme en 2001, intitulé la vérité de l'indicatif.
Un entretien dans le Patriote Résistant, organe de la FNDIRP en 2003.
Les articles de Politis, Marianne, Libération, Le Nouvel Observateur, l'Humanité, le Figaro, lors du décès de Pierre Vidal-Naquet.
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