Vu sur le site du Monde :
"L'esprit des Lumières est-il perdu ?" Plus de 500 personnes étaient venues réfléchir à la question, du 17 au 19 novembre, au Forum Le Monde-Le Mans, qui se tient depuis dix-huit ans dans la Sarthe.
Le colloque n'était pas là pour épouser les replis de l'actualité, même si, derrière l'intitulé, pointaient évidemment ses brûlures immédiates, les polémiques sur la mémoire de l'esclavage ou de la colonisation, la montée des intégrismes, notamment musulman.
Invité du colloque, Alain Finkielkraut a été accueilli - comme à chaque fois ou presque qu'il se déplace depuis son entretien au quotidien israélien Haaretz, en novembre 2005 -, par des tracts hostiles à l'invitation de personnes "islamophobes et racistes".
Et, au cours de son exposé, le philosophe Jean-Claude Milner renonçait, en forme de prétérition, à une comparaison avec l'islam : "Si j'avais le courage de Robert Redeker, je citerais une autre opinion. Mais comme je n'ai pas ce courage..."
Première évidence : la définition des Lumières, son ancrage chronologique et géographique ne font pas l'unanimité. Les Lumières françaises ne sont pas l'enlightment anglais, ni l'Aufklärung allemande, même si le XVIIIe siècle français, a montré l'historien Daniel Roche, professeur honoraire au Collège de France, se distingue par sa formidable "capacité d'absorption des autres traditions. C'est Voltaire disant au roi de Prusse : "Je voudrais être citoyen anglais et votre sujet"". Biographe de Moses Mendelssohn, Dominique Bourel a ainsi raconté l'exceptionnelle saga du fécond foyer judéo-allemand, si typique des Lumières d'outre-Rhin.
La philosophe Elisabeth de Fontenay a aussi prévenu : "Là où les Français soulignent une antinomie fondamentale entre les partisans des Lumières et leurs adversaires, les Allemands sont moins prompts à inscrire immédiatement leurs opinions philosophiques dans le registre de la pratique politique", et leur Aufklärung, nettement moins antireligieuse que la nôtre. Spécialiste des origines du fascisme et de l'histoire des "Anti-Lumières", l'historien israélien Zeev Sternhell a montré que les néoconservateurs américains, héritiers des penseurs ennemis de la Révolution française (Burke), vont chercher dans les Lumières françaises la source du mal moderne en les opposant, précisément, aux bénéfiques Lumières américaines et anglaises.
Même pour combattre les Lumières, ou leurs ptétendues vertus, on se sert des Lumières. Mme de Fontenay se souvient qu'en France, lors du débat sur le référendum sur l'Europe, en 2005, les tenants souverainistes du "non" se réclamaient - non sans raison selon elle - des idéaux républicains et de l'instruction publique façon Condorcet. En analysant les minutes des débats au Parlement sous la IIIe République, et notamment celui qui avait présidé à la consécration de la première femme avocate, en 1899, la jeune chercheuse Juliette Rennes (Lyon-II) a montré comment les objections aux revendications des féministes, puis des militants de la cause homosexuelle, se sont construites à l'intérieur même du champ républicain. Les Lumières contre les libertés, au nom de l'universalisme.
"Les hommes des Lumières, par leur écriture, ont été d'extraordinaires pédagogues et d'habiles manipulateurs. Ne l'oublions pas et rendons-leur grâce !", a plaidé Jean-Marie Goulemot. Le spécialiste des Lumières a détaillé comment, après avoir décrié leurs valeurs bourgeoises, les communistes, de Paul Lafargue, le gendre de Marx, à Maurice Thorez, ont fait après-guerre l'apologie de tous ces auteurs - Sade excepté -, alors que le régime de Vichy se serait bien gardé d'attaquer les Lumières, ne supprimant aucune chaire universitaire sur le XVIIIe et inscrivant Voltaire au programme de l'Ecole normale supérieure. "Le Génie du christianisme de Chateaubriand visait moins à défendre une religion qu'à fabriquer des bons soldats pour Napoléon...", a estimé M. Milner. Lectrice de Michel Foucault, Judith Revel a souligné que la réforme pénale de la fin du XIXe, héritée des Lumières, n'avait pas pour seul objet de "fonder un droit de punir, mais une nouvelle économie du pouvoir de punir".
A peine nées, les Lumières ont suscité leur contestation, quoique davantage en Allemagne qu'en France. Leur héritage est parfois ambigu, et le Forum voulait éviter d'en faire un idéal figé, une "déesse raison" semblable à ces mythes qu'elle voulait éradiquer. Les intervenants ont été rattrapés malgré eux par l'état du monde, et la petite forme de leur objet d'étude. "Pur produit des Lumières, l'état de santé de la franc-maçonnerie est en ce sens intéressant", s'est amusé Alain Bauer. Or, selon cet ex-grand maître du Grand Orient "les francs-maçons se sont "googlelisés" comme le reste de la société. Ils mêlent le meilleur et l'insignifiant. Le consommateur de culture a pris la place de l'homme de lumière".
Dernier constat : les Lumières ne sont pas seulement des idées, mais des pratiques et, au fond, des objets, ce qu'Adam Smith appelait des "colifichets libérateurs". Les livres, par exemple. Journaliste au Monde et futur animateur du Forum Le Monde-Le Mans (après Roger-Pol Droit, Thomas Ferenczi et Nicolas Weill), Jean Birnbaum a expliqué pourquoi, en imposant la lecture de classiques lors de leurs "accroches" à la porte des lycées, des organisations trotskistes aussi opaques que Lutte ouvrière portaient la marque des Lumières. Et que la persistance de l'extrême gauche - une anomalie française - devait peut-être à ce souci incessant de transmission de la pédagogie de l'espérance à travers un "imprimé émancipateur et régénérateur".
"QUOI LIRE ?" "RIEN"
"Les Lumières, c'est une culture de l'art d'écrire et de la jouissance de la signification", a tenté Denis Kambouchner en relisant Diderot. La crise de la culture scolaire serait celle du "livre classique", ce corpus des Lumières qui "servait à faire une tête bien faite contre les préjugés". Plus radical, Alain Finkielkraut s'est désolé que, à la question du philosophe Alain, "Quoi lire ?", une majorité de Français interrogés par le sociologue Christian Baudelot aient répondu : "Rien". "Lire n'est plus un acte vital. A la folie démocratique de l'élitisme généralisé répond la mise en pièces démocratique de l'élitisme culturel", estime le philosophe.
"La littérature est constitutivement réactionnaire, c'est-à-dire en délicatesse avec les valeurs des Lumières", rappelle Antoine Compagnon, professeur de littérature française moderne et contemporaine au Collège de France. "Ce n'est peut-être pas le moment de jouer avec elles. Il faut être Benoît XVI pour penser que la menace vient du modernisme. S'il s'agit d'être réfractaire - c'est cela la littérature - le moment n'est pas à faire la fine bouche. La littérature libère de la religion. Le style des Français, c'est celui de Voltaire. Vive l'esprit, l'ironie, le blasphème." A défaut des Lumières, vive les livres, seuls héros, unanimement salués, du Mans.
Commenter cet article