Débat entre Francis Szpiner et Eric de Montgolfier vu sur le site de l' Express :
propos recueillis par Gilles Gaetner et Jean-Marie Pontaut
A l'heure où une réforme de la justice est en cours, jusqu'où doivent aller le contrôle et la transparence des magistrats? L'avocat Francis Szpiner et le procureur Eric de Montgolfier - qui vient de publier Le Devoir de déplaire (Michel Lafon) - opposent leurs points de vue
Après le fiasco judiciaire d'Outreau, qui a vu le juge Burgaud cloué au pilori, êtes-vous partisans de la suppression du juge d'instruction?
Francis Szpiner: Je ne suis pas favorable à sa disparition. Mais je pense qu'il n'est plus aujourd'hui ce qu'il était il y a trente ans. Notamment parce qu'il ne peut plus, désormais, placer un prévenu sous mandat de dépôt. Je tiens à souligner qu'il n'y a pas plus républicain que notre système de l'instruction. Chez nous, en effet, n'importe quel citoyen, fût-il le plus pauvre, peut déposer plainte chez le doyen des juges d'instruction et peut ainsi bénéficier de la toute-puissance de l'Etat au service de sa cause…
Eric de Montgolfier: A condition que le juge le veuille. Pour ma part, je pencherais plutôt en faveur d'un parquet qui, en lieu et place du juge d'instruction, conduirait lui-même l'enquête et diligenterait des actes à la demande des parties, sous le contrôle d'un juge, y compris pour la garde à vue. Je dois dire tout de même qu'une institution qui ne tient que par une personne - le juge d'instruction - m'apparaît fragile. Il est impératif de la réformer, ou alors on va devoir créer l' «Homo magistratus» idéal, que ne forme pas, selon moi, l'Ecole nationale de la magistrature. Je vais même plus loin: il faudrait la supprimer et créer une école commune au barreau et à la magistrature.
F. S.: Monsieur le Procureur, je partage votre avis. J'ajoute même que l'ENM ne semble guère sensibilisée à la culture du résultat au sein du service public de la justice.
Expliquez-vous…
F. S.: Les magistrats ont trop tendance à considérer que la justice est leur chose et qu'ils n'ont pas de comptes à rendre, j'allais dire en termes de productivité. Cela peut choquer, mais nous connaissons tous, dans les cours d'appel, des juges qui ne travaillent pas, qui laissent traîner leurs dossiers. Il faut que les chefs de juridiction prennent leurs responsabilités. Ce qu'ils ne font pas la plupart du temps.
E. M.: Si on m'offre, à moi, procureur de la République, la possibilité, outre de choisir mes substituts, de les sanctionner éventuellement, j'adhère tout de suite. On me citait récemment le cas d'un magistrat qui s'était mis en congé parce que, caressant son chat, il s'était fait un lumbago! Quand déjà on s'interrogeait sur son appétence pour le travail… Quand je veux poursuivre un avocat, un notaire ou un huissier, j'entends chaque fois la même rengaine: «Ne faites pas cela, vous allez porter atteinte à l'honneur du corps.» Pour les magistrats, c'est la même antienne: si on n'y touche pas, c'est par crainte d'affaiblir la justice. Or celle-ci s'affaiblit beaucoup plus lorsqu'elle maintient en place des gens dont tout le monde sait qu'ils sont incapables de remplir leurs fonctions.
F. S.: Un juge qui reste en poste pendant vingt ans, par exemple dans le sud de la France, sera forcément suspecté d'entretenir des relations parfois dangereuses. Cette situation d'inamovibilité se révèle malsaine… sauf s'il vit dans un monastère.
E. M.: Vous m'auriez dit cela il y a vingt ans, j'aurais fait des bonds. Aujourd'hui, je suis plutôt favorable à l'inamovibilité relative et à ce que, dans certains cas, le magistrat puisse changer de poste.
Vous évoquez dans votre livre, monsieur le Procureur, le cas d'un juge d'instruction, Jean-Paul Renard, en fonction depuis longtemps à Nice, et qui entretenait quelques amitiés dangereuses, notamment avec les francs-maçons. Peut-on être à la fois maçon et magistrat?
E. M.: En soi, être maçon n'a rien de scandaleux. Je connais pas mal de maçons. J'en compte parmi mes amis. Mais, selon moi, lorsqu'un juge est maçon, le risque est grand qu'il serve des intérêts qui n'ont rien de judiciaire. La lumière peut l'en préserver. Je ne vois aucun motif pour qu'un magistrat cache son appartenance à la franc-maçonnerie.
F. S.: Dans ce cas, pensez-vous que tout magistrat membre de l'Opus Dei doit le déclarer?
E. M.: Oui.
F. S.: Idem avec son appartenance syndicale?
E. M.: Oui.
F. S.: Sa religion?
E. M.: Quand je pratique la mienne, c'est public. Je n'ai donc pas de difficulté.
F. S.: Est-ce que le magistrat ne doit plus avoir d'engagement public?
E. M.: Les chrétiens sont sortis des catacombes. Ce n'est pas pour permettre aux maçons de rester dans les leurs.
F. S.: Vos propos me choquent. Il fut un temps où le fait d'être maçon avait quelque chose d'inadmissible, aussi bien dans les pays de l'Est que dans les dictatures d'extrême droite. Je comprends que nombre de francs-maçons ne déclarent pas publiquement leur appartenance. Alors que cet engagement personnel se situe au sein d'une association, qui n'a rien d'occulte et qui poursuit des buts non contraires aux lois de la République.
E. M.: Je ne parle pas de la maçonnerie en soi, mais de son utilisation par certaines personnes à des fins servant leurs propres intérêts.
F. S.: D'accord sur cette analyse. A une nuance près. De taille: réclamer à des maçons de se dévoiler publiquement me semble une démarche contraire aux droits de l'homme.
E. M.: Vous évoquez l'ancien temps, celui marqué par les persécutions. Pardonnez-moi, celui qui prétend juger les autres devrait avoir le courage d'assumer ses choix. Etre maçon n'a rien à voir avec le fait d'être juif ou homosexuel.
F. S.: Je vous rappelle qu'il y a peu un justiciable a récusé son juge en disant: je suis musulman, il est juif, il ne peut me juger. Voilà qui aboutit à paralyser la justice.
E. M.: Je ne le crois pas. Ce qui paralyse la justice, c'est le soupçon permanent qui pèse sur les juges. Sur leurs motivations. Sur leur indépendance. Dès l'instant où l'on joue la carte de la transparence - ce que je m'efforce de faire à Nice - on est à l'abri du soupçon. Si, à côté des noms figurant dans l'annuaire de la magistrature, vous mentionniez, au lieu de la liste des médailles, qui ne sert à rien, une croix pour un chrétien, trois points pour un maçon, la transparence serait totale…
F. S.: … Une faucille, un marteau. La croix de Lorraine. Chacun choisira son juge. A la limite, demain, on objectera: tel juge a été membre du Parti socialiste, il ne peut me juger, moi qui appartiens à l'UMP. Vous imaginez le formidable retour en arrière! Seriez-vous viscéralement antimaçon, monsieur le Procureur?
E. M.: Non. Bien au contraire. Je suis franchement promaçon, puisque j'ai permis à la maçonnerie de se débarrasser d'un faux frère (le juge Jean-Paul Renard). Si vous saviez le nombre de maçons qui sont venus me voir pour conforter ma démarche!
Vous avez évoqué l'homosexualité. Le justiciable, dans une affaire d'homoparentalité, doit-il savoir que le juge est homosexuel?
E. M.: A l'inverse de la franc-maçonnerie, l'homosexualité n'est pas un choix; c'est une contrainte que l'on subit. Rien de comparable, donc.
F. S.: Vous allez faire hurler les associations homosexuelles…
E. M.: Rassurez-vous. Je les ai rencontrées pour leur dire que j'étais hostile à l'adoption par un couple homosexuel et au mariage entre homosexuels. J'en suis sorti vivant et sous les applaudissements. C'est pourtant dans ce domaine qu'on sollicite le juge pour trancher en l'absence d'une loi.
F. S.: Faux. Il y a le Code civil.
E. M.: J'ai longtemps partagé cet avis, en pensant que le Code civil n'autorisait que le mariage hétérosexuel. Or le Code civil est muet sur le sujet. Si les politiques, au lieu de laisser la cour d'appel de Bordeaux annuler le mariage de Bègles - célébré par Noël Mamère - faisaient preuve de courage, ils modifieraient le Code civil. En disant que le seul mariage légal est l'hétérosexuel.
F. S.: C'est un très mauvais exemple. Le Code civil est clair. Un élu a monté un coup. Que voulez-vous que la justice fasse, sinon condamner un acte illégal? En revanche, que le politique se défausse sur le juge, c'est indiscutable. Je pense aux lois sur la fin de vie et la dépénalisation du cannabis. Deux sujets qui montrent que rien n'est pire que légiférer sous le coup de l'émotion.
E. M.: Nous sommes d'accord là-dessus. Je vois un nombre considérable de textes modifiés, en ce moment, sous le coup de l'urgence ou de la colère. On donne des réponses en permanence à une opinion publique surchauffée par un discours sécuritaire. Mais on n'aura rien réglé tant qu'on n'aura pas revu de fond en comble, je crois, l'institution judiciaire.
Les protagonistes :
Francis Szpiner
Avocat réputé et redoutable débatteur, il a défendu, notamment, Alain Juppé, lors du procès des emplois fictifs de la mairie de Paris, Dominique Baudis, mis injustement en cause dans l'affaire Alègre, et le préfet Prouteau, pour les écoutes de l'Elysée. Vice-président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, Me Szpiner est candidat à la fonction de bâtonnier de Paris
Eric de Montgolfier
Il est procureur de la République à Nice depuis près de huit ans. Il connaît la célébrité en 1993, lorsqu'il ferraille avec Bernard Tapie à l'occasion de l'affaire du match de foot truqué OM-VA. A l'époque, il est en poste comme procureur à Valenciennes, après avoir exercé des fonctions identiques à Chambéry (1985-1992). Avec son dernier livre, il alimente, un brin provocateur, le débat sur la justice.
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