Le crucifix noir se découpe sur le blanc du mur. La pièce est d'une clarté vive, comme irradiée par la lumière qui perce les vitres de cet appartement perché au sommet d'une tour HLM de Pékin, non loin du village olympique. Derrière son pupitre de fortune, le pasteur Li, livre des psaumes à la main, chante à gorge déployée. A ses côtés, une adepte l'accompagne au piano. En face, une vingtaine de croyants entonnent à leur tour les louanges évangéliques. Ils sont assis sur des chaises métalliques au dossier rembourré. La plupart sont des trentenaires et des quadras. Variés, les profils mêlent femme au foyer, intellectuel à lunettes, fille branchée en débardeur ou garçon coiffé en hérisson.
Yu Jie se tient en léger retrait de l'assistance. Il est plongé dans le recueillement. Teint pâle et visage rond, il tient la Bible entrouverte dans ses paumes. Il la feuillette quand le pasteur prêche "l'amour de Dieu". Sa discrétion est trompeuse : Yu Jie est en fait une personnalité de poids de cette église officieuse qui célèbre le culte ce dimanche après-midi de juillet. L'église de l'Arche, née d'un groupe de prières lancé par sa femme, doit beaucoup à son abnégation, à son prestige personnel aussi.
Yu Jie est ce qu'il est convenu d'appeler un "dissident". Essayiste libéral, admirateur de la démocratie américaine - et à ce titre, bête noire des nationalistes chinois les plus ultras - il est surveillé de très près par la Sécurité d'Etat, qui le laisse toutefois libre de ses mouvements. A l'issue d'une longue réflexion politique et spirituelle, il a embrassé la foi chrétienne en 2003. Figure de la mouvance pékinoise des "églises à domicile" - structures officieuses tolérées mais évoluant dans un environnement précaire -, il est aujourd'hui l'un des intellectuels protestants les plus en vue de la capitale. Avec deux de ses coreligionnaires, il a même été reçu en 2006 à Washington par George Bush, déclenchant la fureur du régime chinois.
FOI ET POLITIQUE INTIMEMENT LIEES
Yu Jie n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Il incarne une petite révolution silencieuse : un nombre croissant d'intellectuels libéraux dans la Chine urbaine se sont ralliés ces dernières années au protestantisme. Outre Yu Jie, les plus connus sont Wang Yi, Li Baiguang, Gao Zhisheng, Jiao Guobiao, Li Heping, Li Jinsong, Ai Xiaoming. La plupart sont des professeurs et des juristes impliqués dans la défense des droits civiques. Ils sont la pointe émergée d'un phénomène plus large : après les zones rurales dans les années 1980, la ferveur religieuse - notamment chrétienne - est en train de gagner les grandes villes, en particulier au sein d'une classe moyenne en quête de valeurs spirituelles par réaction au matérialisme dominant. Les chiffres officiels sous-évaluent cette résurgence de la foi. Selon les estimations plus crédibles de certains spécialistes, la Chine compterait aujourd'hui entre 40 et 50 millions de protestants pour 10 à 12 millions de catholiques, soit des communautés chrétiennes représentant près de 5 % de la population. Une part encore très minoritaire mais en expansion.
Dans le cas de Yu Jie, foi et politique sont intimement liées. Agé de 35 ans, il est trop jeune pour avoir pris part au printemps étudiant de 1989 sur la place Tiananmen. Mais l'écrasement sous les chars du rêve démocratique n'a cessé de le hanter. Au fil de la réflexion, la religion s'est imposée comme un substitut à un idéal politique inaccessible. Et dans cette recherche-là, le christianisme est apparu comme la plus séduisante des tentations. "Les valeurs libérales trouvent leur source dans le christianisme, analyse-t-il. La tradition chinoise ne me satisfait pas de ce point de vue : on ne trouve pas de références à la liberté et aux droits de l'homme dans le confucianisme."
Yu Jie a beaucoup lu, s'est plongé dans l'histoire de l'évangélisation en terre chinoise, a réfléchi au lien entre
christianisme et modernité. Il a pu mesurer le rôle du protestantisme dans la formation des élites réformistes en Chine à l'aube du XXe siècle, en particulier chez Sun Yat-sen, le fondateur de la
République. "Plus je lisais, plus je découvrais que la religion chrétienne avait contribué à la modernisation de la société chinoise avant la révolution de 1949, poursuit-il. Or, cet apport est
totalement occulté par nos manuels d'histoire officiels, qui présentent le christianisme comme l'instrument de l'impérialisme occidental."
"J'AI FINI PAR NOURRIR UNE HAINE DE LA SOCIETE"
Wang Guangze est un autre de ces intellectuels néoprotestants. Journaliste dissident, ancien du Quotidien de la loi et de Reportage économique du XXIe siècle - dont il a été
exclu pour ses opinions démocrates -, il a le même âge que Yu Jie. Comme chez ce dernier, le traumatisme de Tiananmen a pesé lourd dans son évolution spirituelle. En mai 1989, soit avant la
répression du mouvement, il n'était qu'un lycéen de la province du Henan (centre), mais il s'était mêlé aux manifestations de soutien qui avaient alors enfiévré la jeunesse à travers le pays.
L'intervention sanglante des chars sur Tiananmen l'a totalement "désespéré".
"J'étais tellement désabusé, se souvient-il, que j'ai fini par nourrir une haine de la société, cette société devenue l'esclave du pouvoir." Au sortir de ses études de droit, il cherche à se
guérir de cette rage. Les traditions chinoises, comme chez Yu Jie, ne lui sont guère d'un grand secours. "Le confucianisme est une pensée de l'élite, grince-t-il, et le bouddhisme ne vise qu'à
devenir un saint." Mais il continue à chercher, à lire, à débattre des voies du salut avec ses amis. Ce qui le révèle soudainement au christianisme, explique-t-il, c'est la "notion de péché". Il
tient là - enfin ! - la clé qui lui permet de s'arracher à l'exécration du monde. "Nous sommes tous des pécheurs, dit-il. Il n'existe pas de gens plus nobles que d'autres." "C'est ainsi que j'ai
apaisé ma colère contre le Parti communiste, continue-il. Les communistes sont des pécheurs comme moi, même s'ils servent un système qui opprime." Wang Guangze devient donc "tolérant", "modéré",
il estime qu'il "faut s'entraider entre pécheurs". Il a fondé une association prônant la "réconciliation" en Chine sur le modèle sud-africain.
Fan Yafeng, lui aussi, a retrouvé la paix de l'âme grâce à Dieu. Juriste à l'Académie des sciences sociales, il avait 20 ans en 1989. Il était monté de sa province de l'Anhui à Pékin vivre aux premières loges la fronde étudiante. "Après la répression, je suis devenu totalement déprimé, témoigne-t-il. Pendant des années, je me suis senti faible, fragile, vide." Il s'essaie au bouddhisme mais celui-ci ne répond pas à ses "interrogations sur le sens de la vie". L'hiver 1996, c'est la révélation. Un ami pasteur qui, lui, était passé de l'hindouisme au protestantisme l'invite au culte d'une "église à domicile". "Là, j'ai vu les gens respirer de bonheur, des gens très simples, une coiffeuse, une employée d'assurance, se souvient-il. Leur visage était illuminé." Quelques mois plus tard, Fan Yafeng est baptisé. Si 1989 a précipité ses tourments passés, il ne veut toutefois pas politiser à l'excès sa découverte de la foi : "Nos églises permettent de sauver les âmes, pas la société."
Tous les néoprotestants de Pékin ne baignent pas dans pareille béatitude. Cheveux longs à mèches rousses, Wang Wangwang, est
un artiste peintre, célèbre concepteur d'affiches prisé de l'avant-garde de la capitale. Il s'est converti en 2004 car, malgré ses succès et son enrichissement, il éprouvait "un vide spirituel".
Quatre années plus tard, il a pris du recul. "J'ai senti en moi, dit-il, une contradiction, un conflit entre valeurs occidentales liées au christianisme et les valeurs chinoises dont je suis
porteur." Depuis, il s'efforce de les "harmoniser". Il est aujourd'hui parvenu, souligne-t-il, à une "synthèse satisfaisante". Mais au prix d'un désengagement de l'"église à domicile" qu'il avait
rejointe. Il préfère "pratiquer" seul, chez lui, dans le capharnaüm de ses tableaux où le Christ s'affiche au coude à coude avec Mao.
Frédéric Bobin. Article paru dans l'édition du 20.08.08
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