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Quant aux dérives du panslavisme ombrageux d'Alexandre Soljenitsyne, elles restent occultées par l'éclat de sa lutte pour la mémoire des victimes du goulag. Elles n'en obèrent pas moins son héritage. Bien sûr, un tel terrain est miné. En émettant des réserves sur le personnage et sa vision du monde, on s'expose au reproche de hurler avec les loups de naguère. En l'occurrence, le pouvoir soviétique qui avait tout fait en 1973 pour ériger le futur exilé en figure de l'ennemi. Ainsi lit-on sous la plume du chef du KGB d'alors, Iouri Andropov, plus tard successeur de Leonid Brejnev, que l'écrivain devait être dépeint en subversif "incitant les citoyens à des actes illégaux (...) se signalant par ses documents politiques et ses appels provocateurs" et "toujours plus souvent, comme un opposant déclaré à l'ordre établi de la société socialiste". Les Soviétiques et leurs relais se lancèrent dans une vaste entreprise de propagande pour le discréditer, laquelle fit chou blanc.
Lorsque L'Archipel du goulag parut en français (Seuil, 1974), un certain nombre d'intellectuels nullement inféodés à l'URSS ni à la sphère d'influence communiste mais, au contraire, adeptes d'un "antisoviétisme de gauche", ne s'en alarmèrent pas moins des opinions troublantes professées par l'auteur. François Furet lui-même, dans LeNouvel Observateur du 28 juillet 1975, admettait qu'Alexandre Soljenitsyne restait "un héros parfois inquiétant, frôlant les précipices de la pensée contre-révolutionnaire, l'archaïsme slavophile, l'antisémitisme, l'irrationalisme prophétique, la croisade pour le "monde libre"". François Furet ne goûtait guère les déclarations publiques d'Alexandre Soljenitsyne mais exonéra le livre du défaut de "manichéisme". D'autres s'affirmèrent préoccupés par l'indulgence d'un homme, qui avait fait la guerre dans l'Armée rouge, pour le très controversé général Vlassov, un Russe passé au service des nazis.
La réception de L'Archipel étant devenu une affaire franco-française, le philosophe Claude Lefort, ancien trotskiste puis animateur avec Cornelius Castoriadis du groupe Socialisme ou barbarie pratiquant une critique de gauche du système communiste, s'appliqua à lever les scrupules des anti-totalitaires dans Un homme en trop (Seuil, 1976). Magistrale analyse dont le tapage médiatique produit autour des nouveaux philosophes ne tardera pas à recouvrir la voix. Affirmant lui aussi ses distances avec les déclarations publiques d'Alexandre Soljenitsyne, Claude Lefort appelait à prendre L'Archipel pour ce qu'il était : un texte " marqué du signe de l'anti-autoritarisme" et qui "doit toute sa conception à l'identification de l'écrivain au trimeur, à celui qui travaille et subit le poids de l'oppression et de l'exploitation". L'important était de scruter les vérités d'un livre, et non les convictions de son auteur, dont on pouvait apprécier au moins l'attitude de libertaire et de contradicteur.
SENTIMENT DE CULPABILITÉ
Pour Claude Lefort, la haine que provoquait Alexandre Soljenitsyne, dans une partie de l'intelligentsia, provenait moins de ses professions de foi religieuses, nationalistes et réactionnaires que du sentiment de culpabilité de cette dernière d'avoir été plus ou moins complice de la terreur. Il trouvait justifiée l'"obligation morale" d'un "Nuremberg du communisme" dont Alexandre Soljenitsyne estimait jusqu'à 2 500 le nombre d'accusés potentiels. Face à une gauche socialiste qui, dans les années 1970, se taisait pour ne pas désespérer ses alliés communistes, la protestation des intellectuels au nom de la vérité sur le goulag pouvait se comprendre et effacer les scories désagréables du personnage qui la portait.
Le problème est qu'au fil des années cette idée d'un "Nuremberg du communisme" s'est trouvée chez Alexandre Soljenitsyne, puis chez de nombreux intellectuels allemands de l'Ouest ou de l'Est après la chute du communisme, au coeur d'une pénible compétition mémorielle et victimaire avec la Shoah. L'auteur de La Roue rouge a consacré ainsi deux gros volumes (Deux Siècles ensemble, traduit chez Fayard, 2003) à l'exploration intensive des relations entre juifs et Russes pour en arriver à une conclusion étrange : la responsabilité des juifs en tant que tels serait engagée - au même titre que celle des Russes - pour les crimes du communisme et "ils" doivent le reconnaître. "Oui la repentance, écrit-il, - une repentance mutuelle - pour la totalité de ce qui a été commis, aurait été la voie la plus pure, la plus salutaire. Et je ne cesserai d'y convier les Russes. Mais j'y convie aussi les juifs. Se repentir (...) en prêtant attention à toutes les couches de l'appareil de répression dans les premières années soviétiques." Jamais Alexandre Soljenitsyne ne se départira de cette théorie de la responsabilité collective, typique du mode de pensée nationaliste. Il a donné ainsi la caution morale d'un combattant de la liberté à une grossière déformation de l'histoire.
Pour cette raison notamment, le legs historico-politique d'Alexandre Soljenitsyne semble devoir se limiter à ce tournant des années 1970 en France et ailleurs, qu'on désigne par l'expression de "moment anti-totalitaire". Il correspond à un temps où des intellectuels de gauche ont fêté à travers L'Archipel leur ultime dégrisement sur ce que recouvrait l'expression de "socialisme réel". Pour le reste, Alexandre Soljenitsyne ne nous parle plus guère, même si ses mercuriales contre le consumérisme et le cynisme occidental continuent à en imposer à certains. Sa grandeur et ses idées appartiennent au passé. Ou à l'histoire de la littérature.
Courriel : weill@lemonde.fr
Pour aller plus loin :
° Alexandre Soljenitsyne sur Wikipedia
° Lire l'article dans le journal Le Monde
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