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Le Blog des Spiritualités

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«Les religions doivent relever le défi de la violence» . Entretien avec André Glucksmann.

Publié par Jean-Laurent Turbet sur 7 Janvier 2007, 00:58am

Catégories : #Religions

Entretien avec André Glucksmann, vu sur le site de Réforme, l'hebdomadaire du Protestantisme français.

Le philosophe et essayiste relit pour Réforme l’actualité de l’année qui vient de s’achever : la crise iranienne, la guerre civile en Irak, les dérives du pouvoir russe, le conflit israélo-palestinien, la stratégie de la Chine, celle des Etats-Unis… Avant d’aborder les questions françaises et son propre rôle dans le débat intellectuel de notre pays.

Que faut-il retenir de l’année 2006 qui vient de s’achever ?
Pour moi, l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, mon amie. Je comprends et j’apprécie le besoin de prendre un peu de recul à la fin d’une année, mais la démarche est insuffisante quand elle porte sur une période si courte. Réfléchissons au moins à l’échelle de la décennie, le tri se fait, des interrogations décisives émergent. Au premier chef, ce que l’on a coutume d’appeler le réveil des religions ou le retour de la foi. On vise pour l’essentiel l’islam et l’islamisme. A mon avis, il n’y a pas de réveil de la foi. C’est même le contraire. L’islam subit une sorte de kidnapping, d’OPA, ses convictions sont détournées et confisquées par un culte de la mort. Le christianisme européen a connu un phénomène parent au vingtième siècle. A deux reprises. D’abord, pendant la Première Guerre mondiale, les belligérants ont combattu en prétendant que Dieu les soutenait. Rappelez-vous Berlin, en 1914 : la déclaration de guerre est annoncée à la porte de Brandebourg, le peuple entonne non pas le Deutschland über alles, mais un cantique de Luther mis en musique par Jean-Sébastien Bach. Réciproquement, quand Benoît XV, au milieu de la Grande Guerre, appelle à un cessez-le-feu, il se heurte à l’union sacrée des frères ennemis, les évêques catholiques allemands, français et belges le retoquent. Seconde expérience : le silence et l’impuissance du christianisme face à la barbarie. Au lieu d’appeler à une mobilisation générale contre le nazisme, les institutions chrétiennes ont fermé les yeux sur la « solution finale ». Deux cas terribles où la foi a déclaré forfait.

Des hommes de foi, tel Dietrich Bonhoeffer, sont pourtant intervenus et ont sauvé l’honneur du christianisme…
Ces héros étaient extrêmement minoritaires. D’ailleurs, de nos jours, de grandes figures du monde musulman, heureusement moins minoritaires, défendent l’humanisme et la clairvoyance. Mais je retrouve les deux attitudes globales qui ont prévalu jadis : appeler à tuer au nom de Dieu ou bien fermer les yeux. Pendant dix ans, la guerre terroriste a fait rage en Algérie sans que les principales autorités islamiques condamnent cette culture de mort. A l’ombre des mosquées, cette fois, un nihilisme meurtrier et suicidaire réitère. On en connaît les conséquences : une série de catastrophes humaines et la déchristianisation du vieux continent.

Ce qui se passe en Iran vous paraît-il caractéristique de ce phénomène de mort ?
Oui. L’Iran opère la conjonction de la bombe humaine et de la bombe nucléaire. Les khomeynistes, les premiers, ont systématisé la technique des bombes humaines. Pendant la guerre contre l’Irak, les enfants ouvraient le chemin en se précipitant sur les mines. Les kamikazes japonais ne s’attaquaient qu’aux militaires, les bombes humaines s’attaquent indistinctement aux civils.

Aujourd’hui, en Iran, cette volonté suicidaire fraternise avec l’arme nucléaire et la dénégation de la Shoah. Une double possibilité d’annihilation s’unifie. Le vingtième siècle avait vécu heureux – je le dis avec ironie – parce qu’il séparait encore la capacité technique de mettre fin à l’histoire humaine (Hiroshima) et la capacité spirituelle de tailler sans scrupule dans la chair (Auschwitz). Hitler n’a jamais possédé la bombe et, de leur côté, les Américains, l’ayant fabriquée pour lui résister, n’ont pas admis une idéologie de mort. Staline lui-même, fortement ébranlé parce que son pouvoir a failli s’effondrer en 1941, ne s’est pas risqué à trans- gresser les deux tabous de la dissuasion. C’est la raison pour laquelle la guerre froide est restée froide.

La confusion qui se met en place aujourd’hui me paraît donc particulièrement dangereuse. Elle n’est pas réservée à l’Iran. Si on écoute les déclarations de Vladimir Poutine, on comprend que ce qui retenait Khrouchtchev et Brejnev n’impressionne plus l’actuel président russe. N’a-t-il pas affirmé urbi et orbi que « la plus grande catastrophe du XXe siècle est la dissolution de l’Union soviétique en 1991 » ? De Téhéran à Moscou, la levée des tabous est générale.

L’Iran n’utilise-t-il pas cette menace d’arme nucléaire pour obtenir une simple reconnaissance internationale ?
Oui, je doute que l’Iran utilise immédiatement sa bombe nucléaire contre Israël, par exemple. Mais un autre danger menace, qui réside dans la sécurité que procure l’arme absolue aux Etats qui la possèdent. C’est là que le relais par les bombes humaines prend son importance. Quand l’Iran islamiste possédera l’arme atomique, il pourra plutôt user de bras armés, tel le Hezbollah, en leur fournissant des fusées pour détruire Israël et menacer d’autres puissances dont, à terme, l’Europe. La sanctuarisation d’un pays qui ne respecte plus les tabous régnant encore au vingtième siècle constitue un risque suprême.

Le conflit au Liban de cet été n’était pas une guerre locale, mais une répétition générale, une première épreuve de dissuasion. Les Iraniens ont agi comme s’ils possédaient une force dissuasive (le pétrole). De leur côté, les Israéliens, surpris, ont répliqué dans un grand désordre pour rétablir leur crédibilité dissuasive. Ils ont désarçonné le chef du Hezbollah par une réaction militaire qui, si elle est apparue disproportionnée à l’opinion publique mondiale, n’en a pas moins démontré leur détermination. En cas d’attaque exterminatrice, les Israéliens vendront chèrement leur peau.

Vous avez le sentiment que l’Iran bénéficie d’une relative clémence et d’une certaine passivité de la part de l’Occident ?
Certes, mais l’inquiétude existe. Lorsque Ségolène Royal dit qu’il faudrait interdire à l’Iran le nucléaire civil, elle traduit l’angoisse des Français. Reste que la passivité et la clémence sont générales face à des dangers qui ne se limitent pas à l’Iran. L’idée que l’on puisse faire confiance à Vladimir Poutine est absurde. Pour un Européen, il s’agit d’un risque aussi oppressant que l’islam radical et l’Iran. La stratégie de la Russie consiste aujourd’hui à faire chanter l’Union européenne, en s’entendant sur la question des approvisionnements en gaz et en pétrole avec l’Iran, l’Algérie, la Libye… Que faisons-nous pour contrer cet encerclement ? L’Union européenne brille par son absence. La montée de l’agressivité russe et la faiblesse de la réaction inquiètent. Chaque pays européen cherche à sauver sa mise, en bricolant un accord avec Moscou, quitte à laisser ses alliés dans l’embarras.

Faut-il s’inquiéter des dérives russes ? La Russie n’est-elle pas sur la voie de la modernisation ?
Depuis trois siècles, elle se modernise sans se civiliser. Dès Pierre le Grand elle s’emploie à emprunter toutes les techniques européennes, l’administration, les arsenaux, l’architecture ou l’urbanisme, pour rattraper son retard initial. Mais elle délaisse le respect humain. Les droits de l’homme ne présentent aucun intérêt, aujourd’hui comme hier, pour le Kremlin. Victor Serge, qui était ami de Lénine, a reconnu que les bolcheviks étaient prêts à tout imiter de l’Europe, sauf les droits de l’homme. De nos jours, les assassinats de juges, de banquiers, de journalistes et de simples contestataires (en Russie et à l’étranger) manifestent la longue durée d’une autocratie sans scrupules. De trop nombreux experts se montrent complaisants à l’égard du pouvoir en Russie.

L’illusion que la modernisation entraîne miraculeusement la civilisation, partagée par Schröder comme par Chirac, remonte au XVIIIe siècle. Les salons affirmaient que Pierre le Grand et Catherine II étaient merveilleux (mais Diderot, visitant les lieux, constate déjà que la Russie « pourrit avant de mûrir »). Au XIXe siècle, l’état-major national, pour des raisons militaires et fantasmatiques, et les rentiers, pour des raisons financières à courte vue, ont parié sur le pouvoir tsariste. Au XXe siècle, les militants prolétaires et les intellectuels se mobilisent en faveur de Lénine et Staline. Toutes les couches françaises ont donc été captives du mythe russe. Chirac et Villepin perpétuent pareil aveuglement, mais ils ne sont pas les seuls.

« Les religions doivent relever le défi de la violence »L’orthodoxie ne s’est-elle jamais mobilisée pour défendre les droits de l’homme ?
Soljenitsyne explique que l’Eglise orthodoxe a été purgée au nom de la modernité. Les vieux croyants ont été persécutés et l’Eglise fut subordonnée à l’Etat. Cette union du trône et de l’autel n’est pas une simple résurgence de Byzance. C’est une conséquence de la modernisation de la Russie au sens où elle est antinomique de son devenir civilisé. Les tanks russes partant pour raser la Tchétchénie ne furent-ils pas bénis en 1999 par les popes ?

Vous vous êtes beaucoup engagé pour la Tchétchénie. Que pensez-vous de la situation actuelle de ce pays ?
C’est une catastrophe. On n’est pas encore sorti de douze années d’une guerre effroyable menée dans l’indifférence mondiale. Certes, le temps des bombardements massifs est passé – reste-t-il encore quelque chose à bombarder ? Grozny, la capitale, a été rasée, telle Varsovie en 1944. On apprend encore çà et là qu’un village vient d’être soumis aux tirs d’obus. Les autorités locales, désignées par le Kremlin, reconstruisent quelques immeubles, même des palais à leur profit, mais laissent la population dans un dénuement complet. Les Tchétchènes survivants sont exténués, ils tentent de rebâtir des maisons (que les soldats de Moscou détruisent à chaque génération). Ils cherchent leurs morts dans les fosses communes, ils comptent leurs disparus, ils ont la peur au ventre, le mutisme est de rigueur, la misère est immense, les enfants sont malades, les tortures et les enlèvements se poursuivent. Si le Kremlin entreprend depuis bientôt trois siècles ses guerres de Tchétchénie avec une rare sauvagerie, c’est pour apprendre aux Russes ce qu’il en coûte de se rebeller contre le pouvoir central, qu’il soit tsariste, bolchevik ou poutinien. La Tchétchénie martyrisée est un exemple donné, une entreprise pédagogique à usage du peuple russe. Le général Ermolov écrivait à son tsar Nicolas Ier : « Ce peuple tchétchène inspire par son exemple un esprit de rébellion et d’amour de la liberté jusque dans les sujets les plus dévoués de votre majesté. » En résumé, pour tuer toute idée de liberté dans les têtes russes, tuons du Tchétchène ! Ce qu’il fit, et le petit pays passa de un million à 100 000 habitants.

Poutine demeure dans cette tradition homicide. Il tue le Tchétchène « jusque dans les chiottes » et parallèlement rogne les libertés des Russes acquises à la chute du communisme. Désobéir au Kremlin coûte cher. Anna Politkovskaïa en est morte. Khodorkovsky pourrit en Sibérie. Litvinenko est irradié à mort. Ces dernières années, 45 000 enfants tchétchènes ont été tués. 1 Tchétchène sur 4 ou 5 est passé de vie à trépas.

Autre point de fixation mondial, le conflit israélo-palestinien. Le Proche-Orient connaîtrait-il enfin la paix si ce conflit s’achevait ?
Pur fantasme. La plupart des drames dus à l’autoritarisme et aux dictatures arabes ne sont pas liés au conflit israélo-palestinien. La guerre entre l’Iran et l’Irak, la guerre contre les civils hier en Algérie, aujourd’hui en Irak, la corruption, la stagnation, les massacres du régime syrien, ceux de Saddam Hussein n’ont rien eu à voir avec l’existence d’Israël. Ce fantasme, colporté par les extrémistes de tous les camps, permet d’occulter les faillites internes des divers despotismes militaires et religieux. La mobilisation contre un ennemi extérieur, bouc émissaire imaginaire, sert d’écran. Mais ce fantasme est aussi cultivé par les Occidentaux. Quand Tony Blair recherche en fin de règne une aura de pacificateur, il se précipite sur le conflit israélo-palestinien. Bill Clinton, avant lui, a essayé dans les derniers mois de son mandat de régler ce conflit, comme s’il résumait tous les autres. Il serait à la fois la serrure de l’enfer et la clé du paradis. Etrange illusion, il suffit d’imaginer qu’Israël soit rayé de la carte pour reconnaître que cela n’améliorerait pas la situation du monde occidental. Il ne faut pas confondre la cause et l’effet. Il est faux de dire que l’islamisme résulte du conflit israélo-palestinien. Vrai, en revanche, que l’extrémisme anti-occidental jette de l’huile sur le feu palestinien.

Je ne suis pas prophète, je pense que le rapport de force global entre les démocrates occidentaux et les musulmans hostiles aux bains de sang d’une part et les terroristes d’autre part commande l’avenir local de la Palestine et d’Israël.

Sur le plan économique, l’inquiétude se focalise aujourd’hui autour de la puissance chinoise…
La Chine fascine. Au sommet, le pouvoir impartagé d’un parti unique communiste. A la base, un milliard de serfs, paysans et ouvriers soumis sans droits à l’inhumanité d’un « capitalisme » sauvage. En somme, une autorité pharaonique disposant de la modernité technologique et financière la plus sophistiquée. Avec une classe moyenne très minoritaire mais en pleine croissance, active mais effrayée par le souvenir des tanks lancés contre les étudiants de la place Tiananmen. Une puissance énorme à la croisée des chemins entre un totalitarisme rénové, mais agressif (voyez en Afrique), et une démocratie encore dans les langes.

En se fichant des droits de l’homme en Chine, l’Occident, France en tête, commet une double erreur. Economique d’abord : que signifie le libre-échange quand les ouvriers produisent dans des conditions d’esclaves qui défient toute concurrence ? Politique ensuite : comment ne pas s’inquiéter d’un pouvoir sans contrôle et nucléaire, qui n’a pas renoncé à ses visées d’expansion militaire, territoriale et continentale ?

Qu’un Français, socialiste de surcroît, monsieur Pascal Lamy, ait négocié au nom de l’UE les conditions d’entrée de la Chine dans l’OMC sans jamais s’inquiéter des conditions de production en Chine, du statut du travailleur et de son absence de droits me parait révélateur et lamentable. Idem pour le Quai d’Orsay qui croit mieux vendre des centrales nucléaires en s’autocensurant sur les libertés. Idem pour Google et Yahoo qui s’inclinent devant les diktats des surveillants chinois d’Internet. Encore une fois la modernisation n’instaure pas automatiquement des relations sociales empreintes d’humanité et des relations internationales vouées à la paix.

Comment percevez-vous le rôle actuel des Etats-Unis dans le monde ?
Moins décisif qu’on le dit, ni shérif mondial, ni grand Satan. Les Etats-Unis n’ont pas le statut d’hyperpuissance qu’on leur prête. La preuve, c’est qu’ils peuvent difficilement mener deux guerres, en Afghanistan et en Irak, en même temps. J’ai plaidé depuis trente ans avec Bernard Kouchner pour le droit d’ingérence. Renverser une dictature fauteuse de troubles mondiaux suppose parfois utiliser la force militaire. J’étais favorable à l’intervention en Irak, je regrette les faux pas d’après-guerre, les Etats-Unis ont sous-estimé les mouvements extrémistes et les effets dévastateurs de trente années de totalitarisme. Quand une société civile est détruite, comme elle l’a été radicalement par Saddam Hussein, la démocratie ne peut être établie du jour au lendemain. L’erreur vient d’avoir négligé cela, non pas d’être intervenu. La France a joué le statu quo et le maintien de Saddam Hussein. Elle n’a proposé aucune solution de rechange à l’intervention. Ni avant, ni pendant, ni après. Je signale au passage que je ne vois vraiment pas pourquoi elle trouve juste de se passer du feu vert de l’ONU contre Milosevic – ce que je réclamais depuis le premier jour – et totalement scandaleux d’agir de même pour mettre à bas l’épouvantable tyran Saddam Hussein. La France a passé la main dans le dos du président syrien, Bachar El Assad au moment de la guerre en Irak.

Or, aujourd’hui, notre pays est en pointe contre cette même Syrie parce que l’ami de Jacques Chirac a été assassiné au Liban. Inconséquence et fiasco de la prétendue « politique arabe », isolement en Europe, la politique étrangère française tend à se limiter au bœuf dans le pré (défense de la PAC contre l’Angleterre) et au bœuf dans l’assiette (baisse de la TVA dans la restauration contre l’Allemagne).

Nous en venons, ainsi, à la situation française. Comment voyez-vous le débat présidentiel ?
Le débat porte sur la longue durée. Le message émis par les non-votants comme par les votants est clair : trente ans, c’est assez ! Le condominium de la gauche et de la droite traditionnelles a vécu. Nos concitoyens savent que ces deux familles ont échoué à résoudre les problèmes de la croissance et de l’emploi. De nombreux désespérés ne votent plus. Les partisans de l’extrême droite ou de l’ultragauche votent pour une table rase. Cela représente une bonne moitié des Français. Au sein des partis de gouvernement, le sentiment de lassitude s’exprime également. Ségolène Royal a mis à terre les éléphants, c’est-à-dire la première et la deuxième gauche des trente dernières années. Nicolas Sarkozy est devenu majoritaire dans son camp en revendiquant la rupture. Les électeurs ne sont pas vraiment intéressés par les idéologies, de gauche ou de droite. Un chômage tournant autour de 10 %, 20 % chez les jeunes, 40 % dans certaines banlieues, ça suffit. Le désir de changement est contrebalancé, il est vrai, par une aspiration au sommeil. Drame dans la conscience des électeurs : choisir de dormir semble ne présenter aucun risque sauf que l’avenir de nos enfants s’assombrit. Mais préférer la vigilance entraîne des sacrifices lourds à court terme. 70 % des Français sont dans une situation non précaire, ils se tournent donc vers les propositions douces plutôt que vers l’effort. Le CPE de Villepin était la pire des solutions, proposant de casser la France en deux en instaurant la précarité chez les moins de vingt-huit ans, soumis, eux seuls, à une absence de droits qui les minorisait encore plus.

Que pensez-vous de l’irruption de la candidate Ségolène Royal dans cette campagne ?
Pour l’instant, elle bavarde, elle tend des miroirs, « je suis comme vous, je pense comme vous ». Qui est contre « l’ordre juste » ? Voilà un de ces slogans qu’on ne peut contredire et qui ne prêtent pas à débat. Imaginez un candidat s’affichant pour un ordre injuste ! Socrate remarque : pour ce qui est de parler grec correctement ou pas, on interroge le grammairien. Pour connaître la technique de la pêche, on peut solliciter une personne d’expérience. Mais quand il s’agit de ce sur quoi en principe tout le monde est d’accord – la liberté, la beauté, la justice –, il n’y a plus d’experts et les mots ne résolvent pas le problème. Voilà les grands sujets dont il faut discuter entre citoyens. A condition de ne pas se borner à prêcher une justice juste, un ordre ordonné…

Quelle est la fonction de l’intellectuel que vous êtes dans la Cité ?
Depuis Athènes, un certain nombre d’individus, dont le plaisir est de réfléchir, se baladent dans la Cité et discutent. Ils suivent le précepte de la « parrhesia », du « franc-parler ». A Athènes, celui qui ne disait pas ce qu’il pensait était puni. La vérité et la solidité de l’Occident résident en cette règle socratique du libre examen de tout par tous (elle ne va pas de soi, Socrate fut condamné à mort). Je suis né pendant la guerre, j’avais plusieurs identités parce que mes parents étaient juifs, résistants et d’origine allemande. Cela m’a permis d’être déraciné et de penser les problèmes sans imaginer qu’ils sont résolus d’avance. Certains intellectuels jouent les arbitres des élégances morales, voire sexuelles, et prétendent apprendre à vivre. D’autres dévoilent ce que nous préférons laisser voilé, ils font fonction de Cassandres et cultivent souvent en vain la volonté de survivre. Certains encore recherchent dans leur coin sans tenir à trop se manifester, pourquoi pas ? Il n’est certes pas indispensable d’intervenir systématiquement. Je crois pourtant qu’il est nécessaire de s’engager quand on craint que la situation tourne au vinaigre.

Quelle place la foi religieuse tient-elle dans votre parcours ?
Je me suis voulu philosophe : Dieu n’est pas pour moi une solution à tous les drames de l’existence, encore moins le premier ou dernier mot d’une révélation infaillible, plutôt une énigme humaine, trop humaine. A Ratisbonne, le pape a eu raison de signifier qu’un dialogue authentique ne saurait se réduire à des prières en commun qui ne fâchent personne, qu’il doit porter sur les grands sujets qui nous déchirent et divisent. Quand on tue au nom d’Allah, il n’est pas indécent d’interroger. De même ne serait-il pas temps, douze ans après, de se pencher enfin sérieusement sur le premier génocide perpétré par des chrétiens sur des chrétiens (au Rwanda) ? La captation des religions par une volonté violente destructrice et autodestructrice, homicide et suicidaire, menace notre survie collective. Evoquant « l’ordre donné à Abraham d’abattre son propre fils comme un mouton », le philosophe Kant, récusant toute obéissance inconditionnelle, répliquait à la place d’Abraham : « Il est très certain que je ne dois pas tuer mon bon fils ; mais je ne suis pas certain que tu sois Dieu, toi qui m’apparais... » (Le conflit des facultés, 1798).

Kierkegaard prendra le parti inverse, comme si celui qui entend une Voix ne risquait pas de se mentir à soi-même en s’autorisant un infanticide.

Pourquoi les religions n’ont-elles pas aujourd’hui la capacité d’entraîner la paix ?
Elles l’ont eu quelque peu au Moyen Age. Elles ont nourri les guerres dites « de religion ». En Europe, elles n’ont pas pu présenter un barrage efficace contre la barbarie du vingtième siècle et perdirent beaucoup de leur crédibilité. Dieu fut pendu à Auschwitz, voyez La Nuit de Wiesel. Elles sont aujourd’hui condamnées à vivre avec cet échec, à le penser dans leur travail théologique. L’islam risque alors de subir le sort du christianisme européen en laissant se développer une violence répandue en son nom. Si les religions ne sont pas complètement désarmées face à la montée des périls, elles doivent relever le défi d’une violence extrême, de la conjonction entre les bombes humaines et l’arme nucléaire. Que les religions et les laïques affrontent ensemble ce défi me paraît le seul souhait qui vaille aujourd’hui.

Propos recueillis par Jean-Luc Mouton et Frédérick Casadesus


Essai  : Le crime d’indifférence

 

Le dernier livre paru d’André Glucksmann, Une rage d’enfant – un essai quasi autobiographique –, donne quelques clés pour comprendre l’engagement de ce philosophe qui ne cesse de dénoncer l’horreur que lui inspire toutes ces puissances de domination et d’avilissement que sont l’impérialisme, le fascisme, le communisme ou le nihilisme actuel des bombes humaines. Ce qui mobilise particulièrement André Glucksmann est la capacité d’oubli, l’indifférence, la certitude paresseuse que le mal absolu est derrière nous, alors qu’il sévit partout dans le monde et dans nos sociétés qui sont encore capables de générer les pires horreurs. A ses yeux, le crime d’indifférence – le pire, parce qu’il autorise tous les autres – est porté par le double aveuglement de ceux qui trouvent que le monde tourne définitivement rond et de ceux qui le décrètent incurable. Le philosophe ne cesse de tancer la paix aveugle qui berce nos consciences. « Je ne suis pas un prophète d’apocalypse, tout juste un penseur aux aguets », conclut-il.

J.-L. M.

Une rage d’enfant
André Glucksmann
Plon, 2006, 290 p., 19,5 euros.


Un portrait d'André Glucksmann en 2003 dans l'Express.

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