Vu sur le site du Monde :
Né à Provins (Seine-et-Marne) le 4 janvier 1914, Jean-Pierre Vernant reste orphelin à 8 ans, après la mort de sa mère, puisqu'il n'a pas connu son père - ce qui lui fit dire qu'il ne savait pas trop ce qu'est le complexe d'Œdipe. Une boutade, puisque, même recomposée, la figure paternelle fut décisive. Engagé volontaire dans l'infanterie aux premières heures de la Grande Guerre, Jean est mort au front en 1915. Cet agrégé de philosophie, qui avait dû renoncer à la carrière universitaire pour reprendre l'entreprise de presse que son père avait fondée à Provins à la fin du XIXe siècle, sut défendre avec Le Briard les options éthiques d'une lignée d'intellectuels engagés dans le siècle, anticléricaux, voire antireligieux, et dreyfusards de la première heure. Un héritage que ses deux fils, Jacques et Jean-Pierre, reçus tous deux majors de l'agrégation de philosophie - un exploit inédit ! - n'eurent de cesse d'assumer. Quand l'aîné, Jacques, dénonce à l'été 1939 la signature du pacte germano-soviétique, Jean-Pierre, le cadet, rappelle que " le vrai courage, c'est, au-dedans de soi, de ne pas céder, ne pas plier, ne pas renoncer. Etre le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser ". Partager cette profession de foi suffit à vous faire adopter comme frère d'armes, puisque la résistance ne peut qu'être un combat, pour soi et les autres.
" SE FAIRE GREC AU-DEDANS DE SOI "
D'entrée, la vie de Jean-Pierre Vernant semble placée sous le signe de la fraternité. Son frère d'abord et les cousins et cousines font de l'enfance à Provins un univers de joyeuse bande s'égaillant dans le jardin familial ; les études à Paris, au lycée Carnot, puis l'hypokhâgne à Louis-le-Grand n'y changent rien, sinon que le cercle des " frères " s'élargit aux militants antifascistes qui font avec lui dès février 1934 le coup de poing au Quartier latin contre les tenants de l'Action française, comme aux activistes et sympathisants communistes, dont il partage le violent rejet du nationalisme.
Si son frère reste sur les marges, " Jipé " s'engage - il n'acceptera toutefois jamais aucune responsabilité au sein du parti, même s'il conserve sa carte jusqu'en 1970, exerçant de l'intérieur la critique du dogmatisme qui ruine la généreuse philosophie de l'idéal communiste, au point qu'il se " réfugie " dès 1948 sur les terres de la Grèce ancienne. Pour mieux conserver cet espace de liberté et cette marge de manoeuvre intellectuelle refusés au sein du PCF aux penseurs du contemporain. Un retrait moins paradoxal qu'il n'y paraît, puisque c'est en essayant " de se faire grec au-dedans de soi ", dans ses façons de penser et ses formes de sensibilité, qu'il a retenu les leçons dont il s'est fait l'infatigable passeur : l'exigence d'une totale liberté d'esprit, dont le crible critique ne reconnaît ni dogme ni interdit, le credo en une participation de l'individu à une communauté d'égaux qui fait autant l'homme que le citoyen, la fascination pour la beauté du monde, qu'il convient de recevoir avec cette gratitude qui arme les champions.
Pour ces joutes, amorcées dès la vingtième année, il faut une hygiène d'athlète. Le jeune homme, qui fut, adolescent, sociétaire du Racing, foulant la cendrée des stades et avalant les longueurs de piscine, quand il n'affrontait pas l'océan à Saint-Jean-de-Luz, part à la découverte des reliefs, à pied et en bande. Toujours ce compagnonnage qui définit une famille d'esprit, la seule qui vaille. Culottes courtes et sac à dos, il parcourt les Alpes - ce grand randonneur devait du reste, sitôt après l'agrégation, en 1937, être affecté lors de son service militaire au 6e régiment des chasseurs alpins -, d'autres horizons plus lointains aussi, de la Corse à la Grèce, qu'il découvre à l'été 1935, en pleine dictature de Metaxas. Dans la volonté de rencontrer les Hellènes, le contexte politique lui importe davantage que la confrontation physique au berceau de la culture occidentale ; pas de révérant retour aux sources donc, même s'il finit par gravir l'Acropole. De fait, c'est en anthropologue qu'il arpente ces terres pour lui nouvelles, au nom d'une universelle fraternité humaine dont il mesure alors la force, et dont le souvenir l'éblouit encore.
Fraternité reste le maître mot avec l'épreuve de la guerre. Démobilisés à Narbonne à l'été 1940, les frères Vernant, en marge d'un activisme qui commence par la distribution de tracts qu'ils impriment eux-mêmes, retrouvent leur vocation première : l'enseignement. L'aîné est affecté à Clermont, le plus jeune à Toulouse. C'est là que Jean-Pierre rencontre réellement Ignace Meyerson, inventeur de la psychologie historique, dont il a suivi les cours en Sorbonne avant guerre et qu'une amie de sa femme Lida lui a adressé à Narbonne. Il devient dès lors son disciple. Comme lui, il entre dans l'Armée secrète et, au sein du mouvement Libération Sud, travaille à la libération du territoire.
Plus tard, les mêmes soutiens l'entraînent à d'autres équipées - intellectuelles celles-là : grâce à Jean Bottéro et Elena Cassin, Jacques Gernet, Luc Brisson et Jean Yoyotte, la Mésopotamie, la Chine, Rome et l'Egypte rencontrent la Grèce. Au nom de l'amitié et d'une préoccupation commune : le comparatisme.
AVANCÉES " SUR LA FRONTIÈRE "
Dès le début des années 1960, le groupe d'amis se réunit une ou deux fois par mois, dans une salle du Musée Guimet. On y débat de grands problèmes : le pouvoir, la guerre, Dieu, et chacun présente succinctement la physionomie de la question dans son espace d'études. Séances de travaux pratiques d'un comparatisme dont ils inventent les règles. Deux ou trois ans de cette pratique et chacun se convainc qu'il serait bon d'institutionnaliser l'aventure. Le Centre, que Vidal-Naquet devait placer sous la figure tutélaire de Louis Gernet, père de l'anthropologie historique, naît en 1964.
Premières enquêtes : Terre et occupation du sol, divination et rationalité, la mort et les morts... Le monde officiel des hellénistes est distant, voire haineux devant ces avancées " sur la frontière ", mais rien ne peut enrayer le mouvement, d'autant que d'autres, ailleurs (Jean Bollack à Lille, Pierre Lévêque à Besançon), travaillent dans le même sens.
Et l'élève de Meyerson peut mesurer, malgré l'hostilité des sorbonnards, la fécondité et la divulgation à l'étranger des pistes amorcées par la bande. Le courant a bientôt son adresse éditoriale. Grâce à l'engagement de François Maspero, qui publie en 1965 Mythe et pensée chez les Grecs, dans la collection de Vidal-Naquet " Textes à l'appui ". Certes, c'est le philologue Georges Dumézil qui commande d'abord à Vernant un court essai pour la collection des PUF " Mythes et religions " : ce sera Les Origines de la pensée grecque (1962) - " Un livre "contre" puisque cette "machine de guerre" était autant dirigée contre le PC que contre les tenants du "miracle grec" ". Mais c'est la disparition de Gernet, la même année, qui sert de déclic. Le recueil des articles du maître attendu par Les Belles Lettres n'intéresse plus l'éditeur et serait resté dans les cartons sans la générosité et l'intelligence de Maspero. Désormais, les élèves de Vernant savent où prendre leur envol : Nicole Loraux, Alain et Annie Schnapp, François Hartog, François Lissarrague, Françoise Frontisi-Ducroux, Pauline Schmitt-Pantel, Hélène Monsacré...
En marge de cette aventure collective, Vernant, dont la renommée internationale s'impose bien avant la distinction suprême - la médaille d'or du CNRS en 1984 -, fut aussi un défenseur acharné du grec. Toujours mobilisé par la défense des langues anciennes, dont il s'alarmait de la mort programmée par les options scolaires, le philosophe y voit plus qu'un enjeu d'érudition, le problème de la dette envers les origines. " Notre monde n'est compréhensible que si on cherche comment ça a été fabriqué. " Relayée par les mondes romain et arabe, la civilisation grecque participe d'un creuset méditerranéen, matrice humaine, où Vernant tente de " comprendre ce qui aujourd'hui est précieux ". Ce qui mérite d'être passé au fil des générations. Comme le témoin d'un relais entre égaux. C'est cette mission que Jean-Pierre Vernant s'est choisie, et qu'il a impeccablement remplie, avec l'ardeur d'un esprit libre en résistance.
Philippe-Jean Catinchi
Bibliographie sélective :
Mythe et pensée chez les Grecs (1965) ; Mythe et société en Grèce ancienne (1974) ; Religion grecque, religions antiques (1976) ; Religion, histoires, raisons (1979).
Chez d'autres éditeurs : Les Origines de la pensée grecque (PUF, 1962) ; La Mort dans les yeux (Hachette, 1985) ; L'Individu, la mort, l'amour (Gallimard, 1989) ; Mythe et religion en Grèce ancienne (Seuil, 1990) ; L'Univers, les dieux, les hommes. Récits grecs des origines (Seuil, 1999).
Les Mémoires : Entre mythe et politique (Seuil, 1996) et La Traversée des frontières (Seuil, 2004).
Avec Pierre Vidal-Naquet : Mythe et tragédie en Grèce ancienne (tome 1 : éd. Maspero, 1972 ; tome 2 : La Découverte, 1986) ; Travail et esclavage en Grèce ancienne (Complexe, 1988).
Avec Marcel Détienne : Les Ruses de l'intelligence (Flammarion, 1974) ; La Cuisine du sacrifice en pays grec (Gallimard, 1979).
Sous la direction de Jean-Pierre Vernant : L'Homme grec (Seuil, 1993) ; Mythes grecs au figuré, de l'Antiquité au baroque (Gallimard, 1996).
Les plus du blog de Jean-Laurent :
A lire :
L'article de Libération sur le décès de Jean-Pierre Vernant.
Une interview de Jean-Pierre Vernant dans l'Express en 2003."La Mythologie c'est une vision de soi face au monde."
Une interview de Jean-Pierre Vernant dans Le Monde en 2005. "Jean-Pierre Vernant, aux racines de l'homme tragique".
Un article sur Jean-Pierre Vernant dans l'Humanité en 2005. "Jean-Pierre Vernant, un chercheur dans la Cité".
La page consacrée à Jean-Pierre Vernant sur le site du Collège de France.
Tous les livres de Jean-Pierre Vernant sur le site de Fnac.com .
Commenter cet article