L'auteur : Ménahem par lui-même : Né et élevé dans une famille catholique, je découvre mes origines juives vers mes 40 ans. Redevenu Juif en 1977, je garde intacte, depuis, ma foi chrétienne, qui en est considérablement enrichie. Cette situation, difficile à gérer, au moins sur le plan formel, me vaut beaucoup de souffrances et d’incompréhension, mais je comprends la réaction d’autrui à mon cheminement, dont je sais qu’il peut choquer, voire scandaliser. Je suis retraité depuis quelques années, après des décennies d’études (théologie catholique en France - histoire de la Pensée juive à Jérusalem), d’enseignement universitaire et de recherches dans plusieurs universités. Je consacre tout le temps que Dieu me laisse à discerner les signes des temps, sous l’éclairage de l’Ecriture, et au partage (principalement sur Internet) de ce que je crois en comprendre. Les deux axes majeurs de ma réflexion et de mon action spirituelles concernent la nécessité d’une conversion intérieure radicale, et la préparation active à l’instauration du Royaume de Dieu sur la terre. C’est pourquoi j’insiste, dans mes causeries et mes écrits, sur l’urgence de « veiller et prier ». Je prône également la nécessité, pour les croyants, d’avoir une conscience aiguë du surgissement, toujours imminent, de l’apostasie prophétisée par Paul, et de la manifestation dévastatrice de l’Antichrist, que combattra Elie, et qui sera défait, avant que ne vienne enfin le Christ glorieux qui régnera avec les élus à Jérusalem.
L'article de Ménahem :
Où en est le dialogue entre chrétiens et Juifs ?
Chrétiens et Juifs : pour aller plus loin. Quelques pistes de travail commun
Les sujets théologiques controversés qui divisent radicalement Juifs et chrétiens pourraient être abordés au cours de débats apparentés aux anciennes ’disputationes’, mais menés dans un esprit de communion et d’estime mutuelle. À titre d’exemple, l’auteur explore quatre questions : (1) Comment concilier « le royaume vous sera enlevé » (Mt 21,43) avec l’irrévocabilité de l’alliance entre Dieu et le peuple juif, reconnue par l’Église ? (2) Le royaume messianique s’établira-t-il sur la terre, ou dans les cieux ? (3) Jésus peut-il être le Messie promis aux Juifs, alors que tant de prophéties ne sont pas accomplies et qu’Élie n’est pas venu (Ml 4,5) ? (4) L’État d’Israël : fait politique sans rapport avec l’histoire du salut, ou « prémices de l’éclosion de la rédemption d’Israël » ?
Avant-propos
L’approfondissement de la connaissance mutuelle entre chrétiens et Juifs se poursuit de manière régulière — on peut même dire spectaculaire —, surtout dans le monde anglo-saxon. En témoigne la littérature technique — spécialement théologique — extrêmement abondante, voire pléthorique, dont la maîtrise excède déjà nettement les capacités d’un chercheur isolé. Des institutions d’enseignement ont été créées, soit dans le cadre institutionnel de l’Église, soit à l’échelon universitaire (nombreuses chaires spécialisées) (1). En témoigne également la multiplication des ouvrages et articles de chercheurs juifs et israéliens, consacrés au christianisme (2).
Le Communiqué de presse qui suit (11 mars 2004) illustre, s’il en était besoin, même si c’est de manière ponctuelle, la vitalité et le sérieux de ce dialogue, à l’échelon institutionnel religieux.
Des cardinaux, évêques et prêtres français viennent de participer à plusieurs rencontres, à l’initiative du Congrès juif mondial (CJM), entre les courants orthodoxes du judaïsme et la hiérarchie catholique. Une délégation de neuf évêques français, conduite par le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, est rentrée, samedi [6 mars], de New York, où elle a rencontré des représentants de l’orthodoxie juive pour des échanges sur le thème « tradition et modernité ». Cette visite de six jours intervient après une rencontre à New York de cardinaux du monde entier et de représentants du judaïsme orthodoxe, les 19 et 20 janvier [2004], sur le thème : « Quel est le premier des commandements ? » […] Ces rencontres d’une « grande richesse » témoignent de la volonté du judaïsme orthodoxe et ultra-orthodoxe, particulièrement vivant aux Etats-Unis, « d’entrer dans une nouvelle ère de dialogue avec l’Église catholique dépassant la sphère des spécialistes », a déclaré le secrétaire du Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme (3)…
On ne peut que souscrire au témoignage de ce responsable catholique français du dialogue avec le judaïsme. Mais, si utiles, voire indispensables, que soient de telles rencontres, elles n’ont jamais trait aux questions cruciales qui divisent encore chrétiens et Juifs, sans doute parce que la nature de ce dialogue lui interdit d’aborder des sujets controversés. Dans ce cas, il faudrait envisager un autre cadre pour en traiter. On pourrait, par exemple, renouer avec l’ancienne tradition des disputationes, en la modernisant et en la menant dans un esprit de communion et d’estime mutuelle. Rappelons que la disputatio était l’une des principales méthodes d’enseignement et de recherche dans les universités médiévales. Il s’agissait d’une discussion organisée de questions issues de la lecture des textes ou de questions indépendantes. Laissant de côté l’aspect joute oratoire des disputations publiques médiévales, où un maître de l’université exposait et défendait une thèse contre des objections, et les règles formelles de l’Ars obligatoria ayant pour but d’empêcher la discussion de glisser, on en reviendrait à l’esprit originel du débat (4), dont la fécondité est grande, pourvu qu’il se déroule dans une atmosphère de respect mutuel, et que celles et ceux qui y participent viennent autant pour apprendre ce qu’ils ignorent, que pour exposer ce qu’ils savent.
À mi-chemin entre les symposiums scientifiques et les rencontres dialogiques, des débats sur des questions disputées pourraient constituer des lieux d’échanges intellectuels et spirituels plus spontanés, d’où seraient exclues toutes tentatives, directes ou indirectes, d’intimider, voire de convaincre, d’erreur les participants dont on ne partage ni la foi ni les idées. Les Juifs y pratiqueraient le pacifique masa umatan (litt. « négociation ») talmudique (5). Quant aux chrétiens, il leur serait loisible de recourir à leurs modes favoris d’argumentation religieuse et exégétique : la typologie et le sens spirituel (6).
Et pour éviter que, lors de ces débats, ne soient traités que des thèmes consensuels, ou extrinsèques au contenu de foi de l’une et l’autre confessions, juive et chrétienne, il serait souhaitable que soient abordés, avec courage et sans complexe — de supériorité ou d’infériorité — des sujets qui divisent, parfois radicalement, Juifs et chrétiens, et qui, pour des raisons diverses, n’ont jamais fait l’objet d’un dialogue spécifique et exigeant. On proposera, ici, quelques thèmes qui touchent au tréfonds même des contenus de foi et de la conception du monde, juives et chrétiennes, et qu’il est d’autant moins question d’éviter qu’ils s’enracinent dans les mêmes Écritures, lesquelles sont interprétées de manière différente et parfois radicalement divergente par les fidèles de l’une et l’autre confessions de foi. Les implications doctrinales des questions que soulèvent les sujets proposés sont d’autant plus importantes et sensibles, que trois d’entre eux concernent la fin des temps et l’avènement du royaume messianique, doctrines peu enseignées aux fidèles chrétiens par les Églises officielles, et traitées par leurs théologiens presque uniquement comme des questions académiques relevant des sciences bibliques (7).
À titre indicatif, et sans que cette liste doive être considérée comme limitative, voici donc quatre questions cruciales qui pourraient faire l’objet des débats envisagés. 1) Comment concilier « le royaume vous sera enlevé » avec l’irrévocabilité de l’alliance divine avec le peuple juif, reconnue par l’Église ? 2) Le royaume messianique s’établira-t-il sur la terre, ou dans les cieux ? 3) Jésus peut-il être le Messie promis aux Juifs, alors que tant de prophéties ne sont pas accomplies et qu’Élie n’est pas venu ? 4) L’État d’Israël : fait politique sans rapport avec l’histoire du salut ou « prémices de l’éclosion de la rédemption d’Israël » ?
1. Si « le royaume a été enlevé » au peuple juif, l’alliance divine avec lui n’est pas « irrévocable » comme l’affirme l’Église
Les chapitres 21 à 23 de l’Évangile de Matthieu relatent les violentes controverses entre Jésus et les scribes et les pharisiens. L’opposition se fait de plus en plus vive au fil des versets. Elle culmine dans la parabole des vignerons homicides (Mt 21,33-42) et dans la phrase qui la clôt : « Aussi, je vous le dis : le Royaume de Dieu vous sera retiré et sera donné à un peuple qui en porte les fruits (8). » (v. 43) Comment les artisans chrétiens du dialogue avec le peuple juif peuvent-ils concilier cette dépossession, donnée comme annoncée par Jésus lui-même, avec deux autres passages du Nouveau Testament, qui semblent la contredire radicalement ?
Ainsi, le premier chapitre du livre des Actes des Apôtres nous relate la question cruciale que les disciples posent à Jésus (présenté comme ressuscité) : « Étant donc réunis, ils l’interrogeaient ainsi : “Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rendre le royaume à Israël ?” (v. 6) On admettra qu’il n’est pas concevable que la malédiction attribuée à Jésus en Mt 21,43 se soit si vite effacée de leur mémoire. Or, dans ce récit du premier chapitre des Actes, il n’est fait état d’aucune allusion de Jésus à la dépossession du royaume, fulminée par lui antérieurement. Au contraire, il répond positivement à l’interrogation, même si c’est pour reporter à plus tard la solution de cette aporie apparente : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et moments que le Père a fixés de sa seule autorité » (Ac 1,7).
Autre contradiction apparente : l’affirmation suivante de l’apôtre Paul : « Dieu n’a pas rejeté le peuple qu’il a discerné par avance » (Rm 11,2). Le pape Jean-Paul II en a respecté l’esprit, lorsqu’il a parlé, dans un discours à l’adresse de la communauté juive allemande (Mayence, 1980), du « peuple de Dieu de l’ancienne Alliance — une Alliance qui n’a jamais révoquée par Dieu (9) ». Faisant ainsi implicitement allusion à cet autre verset de l’épître aux Romains : « Car les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » (11,29).
Quant à la Tradition juive, bien que consciente des péchés du peuple, non seulement elle se fie aux promesses bibliques — telle celle-ci : « Quand vos péchés seraient comme l’écarlate, comme neige ils blanchiront ; quand ils seraient rouges comme la pourpre, comme laine ils deviendront » (Es 1,18) —, mais encore, elle énonce par la bouche des Sages de la Mishna : « Tout Israël a part au monde à venir » (Talmud de Babylone Sanhedrin 90a). Mais le plus étonnant est le texte suivant de Maïmonide (xiie s.), qui semble calqué sur le verset 6 du premier chapitre des Actes des Apôtres, cité ci-dessus : « En vérité les “jours du Messie” sont l’époque où sera rétablie la souveraineté d’Israël (10)… »
2. Le royaume messianique s’établira-t-il sur la terre, ou dans les cieux ?
Malgré les apparences, il ne s’agit pas ici de pure spéculation. La Tradition juive tient que la royauté divine s’exercera sur la terre sous l’égide d’un Messie humain (11). Elle s’appuie sur les Écritures et trouve une de ses expressions les plus nettes dans le célèbre aphorisme talmudique : « la seule différence entre le monde présent et le temps du Messie c’est qu’aura cessé l’asservissement d’Israël aux nations » (Talmud de Babylone Sanhedrin 91b et Berakhot 34b). Une grande partie des aphorismes des Sages d’Israël ayant trait aux temps messianiques sont rassemblés dans le chapitre 11 et dernier du Talmud Sanhedrin, intitulé « Heleq », parce qu’il commence par la mishna, déjà citée, « Kol Yisra’el iesh lahem heleq be’olam haba’ » (« Tout Israélite [ou tout Israël] a part au monde à venir (12) »). Maïmonide a composé une « Introduction au chapitre Heleq », dont le but est de donner une explication rationnelle des passages aggadiques du Talmud, qui lui paraissaient beaucoup trop fabuleux. Malgré cette réduction philosophique, la lecture de cet opuscule est utile en ce qu’elle expose l’essentiel des doctrines eschatologiques juives. On peut y lire, par exemple et entre autres : « Ils reviendront en terre d’Israël ; et ce roi [Messie] sera très grand ; le siège de son royaume à Sion fera grandir son nom et sa réputation atteindra toutes les nations (13)… » Et surtout le douzième des Treize Principes formulés par le grand philosophe et théologien juif médiéval :
Les jours du Messie : croire et être sûr qu’il viendra et ne pas penser qu’il sera en retard. « Si elle [la venue du Messie] diffère, attends-le [le Messie] » [voir Ha 2,3]. Ne lui assigne pas une date et ne cherche pas dans les Écritures pour déduire le moment de sa venue […]. Et celui qui éprouve des doutes [sur sa venue] ou qui minimise sa dignité — renie la Tora qui l’a annoncé explicitement dans la péricope de Balaam [Nb 23-24], et dans celle de Nitsavim [Dt 30, 3-5] […] il ne peut y avoir de roi en Israël en dehors de la maison de David et de la postérité de Salomon [voir 2 S 7,13]. Et quiconque diffère d’opinion à propos de cette famille renie Dieu, béni soit-il, et les paroles de ses prophètes (14).
Il en va différemment dans la doctrine chrétienne, qui enseigne, depuis de longs siècles, qu’avant d’advenir en gloire dans les cieux, après la fin du monde, la royauté de Dieu s’exerce mystérieusement, au fil des siècles, dans l’âme des fidèles, conformément à ces versets de l’Évangile : « Les Pharisiens lui ayant demandé quand viendrait le Royaume de Dieu, il leur répondit : “La venue du Royaume de Dieu ne se laisse pas observer, et l’on ne dira pas : Voici : il est ici ! Ou bien : il est là ! Car voici que le Royaume de Dieu est au milieu [ou au-dedans] de vous”. » (Lc 17,20-21)
Pourtant la prière que Jésus enseigna à ses disciples — et qui est passée à la postérité chrétienne sous le nom de « Notre Père » — comporte une demande qui semble accréditer le caractère terrestre du Règne de Dieu, à la fin des temps : « Que ton règne advienne… sur la terre comme au ciel » (Mt 6,10). Un commentaire latin de cette prière, dû à l’évêque Cyprien de Carthage (iiie s.) le comprend ainsi :
Nous demandons que le règne de Dieu s’actualise en nous, dans le même sens où nous implorons qu’en nous son nom soit sanctifié. […] Nous demandons que vienne notre règne — celui que Dieu nous a promis et que le Christ nous a acquis par son sang et sa passion — afin qu’après avoir été serviteurs dans ce siècle, nous régnions avec le Christ dominateur. Lui-même nous en donne l’assurance, quand il dit : « Venez, les bénis de mon Père. Recevez le royaume préparé pour vous dès le commencement du monde. » [cf. Mt 25,34] (15).
Mais cette interprétation a contre elle l’opinion de nombreux biblistes qui estiment qu’à s’en tenir au texte grec de l’Évangile de Matthieu, les mots « sur la terre comme au ciel » se rapportent exclusivement à la demande qui précède : « que ta volonté soit faite ». L’un d’entre eux, toutefois, a voulu aller plus loin et a réalisé une enquête approfondie sur ce point précis (16). Il évoque, entre autres, un passage du Catéchisme du Concile de Trente (1566) :
Mais pour mieux faire comprendre la force et la valeur de cette demande, le Pasteur aura grand soin de montrer aux Fidèles que ces mots : sur la terre comme au ciel peuvent s’appliquer et s’étendre à chacune des trois premières parties de l’Oraison Dominicale, et signifier : que votre Nom soit sanctifié sur la terre comme au ciel ; que votre Royaume arrive sur la terre comme au ciel ; que votre Volonté soit faite sur la terre comme au ciel (17).
Et Carmignac de proposer « une autre solution [qui] serait plus conforme au génie de la langue française : si l’on veut montrer clairement qu’un complément affecte plusieurs verbes, on le place normalement avant ces verbes. Ainsi l’on obtiendrait une traduction limpide :
Notre Père du Ciel ! Que, sur terre comme au Ciel, Votre Nom soit glorifié, Votre Règne arrive, Votre Volonté soit faite (18) !
À quoi il convient d’ajouter qu’une solide tradition chrétienne, apostolique et patristique, tient que le royaume de Dieu s’instaurera sur la terre et durera au moins mille ans. Elle se fonde principalement sur l’Apocalypse de Jean (20,2-7), et on peut en lire plusieurs témoignages, difficilement réfutables, chez des auteurs aussi vénérables que Justin et Irénée de Lyon. Pour ces auteurs et pour d’autres ultérieurs, la « première résurrection » (voir Ap 20,5-6) aura lieu sur terre, et ces ressuscités régneront avec le Christ sur la terre.
Justin (IIe s.) écrit :
[Le juif Tryphon apostrophe Justin :] Mais, dis-moi, professez-vous réellement que cet emplacement de Jérusalem sera rebâti ? que votre peuple s’y réunira avec le Messie et en même temps avec les patriarches, les prophètes, les saints de notre race…
[Réponse de Justin :] … Je t’ai déclaré que moi-même et beaucoup d’autres avons ces idées, au point que nous savons parfaitement que cela arrivera ; beaucoup, par contre, même chrétiens de doctrine pure et pieuse, ne le reconnaissent pas, je te l’ai signalé […]. Pour moi et les chrétiens d’orthodoxie intégrale, tant qu’ils sont, nous savons qu’une résurrection de la chair arrivera pendant mille ans dans Jérusalem rebâtie, décorée et agrandie, comme les prophètes Ezéchiel, Isaïe et les autres l’affirment [19].
Irénée de Lyon (IIIe s.) déclare :
Ainsi donc, certains se laissent induire en erreur par les discours hérétiques au point de méconnaître les « économies » de Dieu et le mystère de la résurrection des justes et du royaume qui sera le prélude de l’incorruptibilité […]. Aussi est-il nécessaire de déclarer à ce sujet que les justes doivent d’abord, dans ce monde rénové, après être ressuscités à la suite de l’Apparition du Seigneur, recevoir l’héritage promis par Dieu aux pères et y régner ; ensuite seulement aura lieu le jugement de tous les hommes. Il est juste, en effet, que, dans ce monde même où ils ont peiné et où ils ont été éprouvés de toutes les manières par la patience, ils recueillent le fruit de cette patience ; que, dans le monde où ils ont été mis à mort à cause de leur amour pour Dieu, ils retrouvent la vie ; que, dans le monde où ils ont enduré la servitude, ils règnent […]. Il convient donc que le monde lui-même, restauré en son état premier, soit, sans plus aucun obstacle, au service des justes (20).
Ces conceptions de Justin, d’Irénée de Lyon, et d’autres Pères de l’Église et écrivains ecclésiastiques n’ont pas bénéficié, dans l’Église, de la réception qu’elles méritent. Des théologiens contemporains n’ont pas hésité à les taxer de millénarisme (au sens hérétique du terme) (21). Il faut souhaiter que cette doctrine patristique vénérable soit réhabilitée, car ses conceptions sont très consonantes avec celles de la Tradition juive concernant les yemot hamashiah (« temps du Messie ») (22) et les hevleï hamashiah (« douleurs de l’enfantement du Messie ») qui, aux dires des prophètes, précéderont l’ère messianique, thème que l’on trouve également dans le Nouveau Testament : « On se dressera, en effet, nation contre nation et royaume contre royaume. Il y aura par endroits des tremblements de terre, il y aura des famines. Ce sera le commencement des douleurs de l’enfantement. » (Mc 13,8)
3. Jésus peut-il être le Messie promis aux Juifs, alors que tant de prophéties ne sont pas accomplies et qu’Élie n’est pas venu ?
3.1. Apocatastase et « christologie du non-accomplissement »
La question de l’accomplissement et/ou du non-accomplissement intégral des prophéties est cruciale. Ce thème ne ressortit pas davantage que le précédent à la pure spéculation ni à quelque tendance mystique débridée. Pourtant, du fait de la carence de la réflexion théologique à ce propos, c’est à un auteur à l’approche mystique (mais non « débridée »), qu’il est fait appel ici pour exposer, au moins dans ses grandes lignes, cette problématique. Maheqra est, à notre connaissance, le seul auteur à avoir traité, de manière novatrice — quoique très audacieuse et assez dérangeante — de ce que certains appellent l’« eschatologie déjà réalisée ». Il a élaboré une théorie originale pour tenter de rendre compte de l’étrangeté apparente de la croyance chrétienne en un Christ qui échoue, alors qu’il s’est proclamé lui-même Messie, et dont l’Église proclame, dans son Credo, qu’« il est ressuscité d’entre les morts », qu’il « viendra juger les vivants et les morts » et que « son règne n’aura pas de fin (23) ». Selon cet auteur, pour résoudre toutes les apories qui découlent de l’interprétation traditionnelle du Nouveau Testament, il faut recourir à une notion, dont l’extraordinaire fécondité pour la compréhension de l’histoire du salut est passée totalement inaperçue depuis des siècles, et qui est totalement absente de la théologie actuelle : l’apokatastasis (« apocatastase »).
Il serait trop long d’exposer ici le sens de cette notion et ses implications en matière d’eschatologie, tant chrétienne que juive. Disons simplement que le terme — qui figure une seule fois (hapax) dans le Nouveau Testament (Ac 3,21) — ne connote pas uniquement le « rétablissement », comme le comprennent la quasi-totalité des traducteurs du Nouveau Testament, que critique Maheqra, en ces termes :
« Cette traduction déficiente escamote involontairement la portée prophétique et eschatologique de ce passage capital des Actes des Apôtres. La notion grecque d’apocatastase, n’a pas ici la connotation, chère aux anciens Grecs, d’une « restauration de la création dans son état primordial », après une catastrophe ultime, selon la conception d’un retour des astres à leur point de départ (restauration cyclique), ainsi que pourrait le laisser croire la traduction courante (Bible de Jérusalem) : « jusqu’au temps de la restauration universelle dont Dieu a parlé par la bouche de ses saints prophètes ». Elle n’a rien à voir non plus avec la doctrine origénienne — condamnée par l’Église — d’un salut de tous, y compris des damnés. Le terme « apocatastase », dans ce verset, a le sens de règlement définitif et plénier de la situation d’incapacité où se trouvait son peuple de bénéficier de l’accomplissement plénier des promesses divines. Et plutôt que de traduire mot à mot le terme apokatastasis, aux connotations aussi riches que peu familières à nos mentalités, avec pour résultat d’en obscurcir le sens, on en proposera la paraphrase suivante : « jusqu’aux temps de la restauration définitive de tout ce dont Dieu a parlé par la bouche de ses saints prophètes d’autrefois (24). » »
D’un point de vue chrétien, grâce à ce concept d’« apocatastase », il semblerait donc qu’il y ait place pour une christologie qui assume une part de non-accomplissement plénier. Et s’agissant du non-accomplissement de toutes les prophéties, Maheqra ajoute :
" […] Toutefois, l’accomplissement des Écritures et la prédication du Royaume des cieux, qui en est le corollaire, constituent à la fois le point commun et la pomme de discorde entre le judaïsme et l’Église, voire entre les chrétiens eux-mêmes. Pour ces derniers, le Christ est l’aboutissement des Écritures. Ils se basent sur des passages comme celui-ci : Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car il a écrit de moi (Jean 5, 46). Mais Moïse n’a pas écrit que du Christ. Maints autres textes, sans contredire le christocentrisme de l’Écriture, en étendent, au contraire, la perspective. À preuve : Et, commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, [Jésus] leur interpréta, dans toutes les Écritures, ce qui le concernait. Et encore : Puis il leur dit : Telles sont bien les paroles que je vous ai dites, quand j’étais encore avec vous : il faut que s’accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes. Et enfin : Car, je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ceci qui est écrit : Il a été compté parmi les scélérats. Aussi bien, ce qui me concerne touche à sa fin. (Lc 24, 27.44 ; Lc 22, 37). Il y a donc, dans les Écritures, ce qui concerne le Christ seul, et dont l’essentiel est déjà accompli, et ce qui concerne le Peuple de Dieu, les nations, le devenir des individus et de la création tout entière, et qui reste à accomplir. Jésus Lui-même en témoigne, lorsqu’il dit : Ne croyez pas que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes. Je ne suis pas venu abolir mais accomplir. Car je vous le dis, en vérité : avant que ne passent le ciel et la terre, pas un i, pas un point sur l’i, ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé. Et ailleurs, en d’autres termes : J’aurais encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent. Mais quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous introduira dans la vérité tout entière, car il ne parlera pas de lui-même, mais ce qu’il entendra, il le dira et il vous dévoilera les choses à venir. (Mt 5, 17-18 ; Jn 16, 12-13) (25)."
Ajoutons que la série de prophéties des tribulations de la fin des temps, émise par Jésus lui-même (surtout en Mt 24 = Mc 13 = Lc 21), atteste éloquemment qu’il ne peut avoir accompli ce qu’il annonce lui-même pour un futur lointain, et qui, à ce jour, ne s’est pas encore réalisé.
3.2. Apocatastase et retour d’Élie
Une autre manière d’aborder une « christologie du non-accomplissement total » consiste à examiner attentivement le rapprochement opéré par les Évangiles entre Jean le Baptiste et Élie. On sait que, pour le judaïsme, la venue du Messie doit être précédée par le retour de ce prophète jadis enlevé au ciel (2 R 2). Il s’agit d’un dogme fondamental de la foi juive, puisque l’annonce en figure dans un oracle du prophète Malachie : « Voici que je vais vous envoyer Élie le prophète, avant que n’arrive le Jour de l’Eternel, grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères, de peur que je ne vienne frapper le pays d’anathème. » (Ml 3,23-24) L’un des passages les plus mystérieux pour certains, et irritants pour d’autres, est l’affirmation abrupte de Jésus concernant le retour d’Élie :
Et les disciples lui posèrent cette question : « Que disent donc les scribes, qu’Élie doit venir d’abord ? » Il répondit : « Oui, Élie doit venir et tout réaliser [ou “remettre en état”, verbe grec : apokathistanai], mais je vous le dis, Élie est déjà venu, et ils ne l’ont pas reconnu, mais l’ont traité à leur guise. De même le Fils de l’homme aura lui aussi à souffrir d’eux ». Alors les disciples comprirent que ses paroles concernaient Jean le Baptiste. (Mt 17,10-13
On notera le parallèle que fait Jésus entre le sort de Jean le Baptiste et le sien. Le propos n’est pas anodin, mais il n’est pas possible de l’approfondir ici (26). Remarquable est le fait qu’immédiatement après avoir été admis dans l’intimité surnaturelle de la « transfiguration » de Jésus, au Tabor, les disciples se réfèrent à leurs scribes pour vérifier si Jésus est bien le Messie (voir Mt 17,10), puisque le retour d’Élie, qui doit précéder l’avènement du Messie, selon la tradition juive, n’a pas encore eu lieu.
Dans un autre passage évangélique, l’affirmation de l’identité Élie/Jean le Baptiste est nuancée d’un cum grano salis significatif, d’autant qu’elle se conclut par un leitmotiv qu’on ne trouve que dans les paraboles : « Et lui, si vous voulez bien l’admettre [ei thelete dexasthai], il est cet Élie qui doit venir. Que celui qui a des oreilles entende ! » (Mt 11,14-15) Mais la plus sérieuse objection contre le bien fondé de cette équivalence entre Élie et Jean le Baptiste est la dénégation de ce dernier. L’Évangile la relate en ces termes : « “Qu’es-tu donc ?”, lui demandèrent-ils. “Es-tu Élie ?” Il dit : “Je ne le suis pas”. » (Jn 1,21)
Pourtant, aujourd’hui encore, une immense majorité de chrétiens croient, sans hésitation, que Jean le Baptiste était Élie et qu’il ne faut plus attendre la venue eschatologique de ce dernier.
Or, la position du judaïsme, à propos du rôle eschatologique d’Élie, est claire et sans problème. Le Messie étant encore à venir, son précurseur et coadjuteur, Élie, l’est aussi. C’est pourquoi la coutume pieuse veut qu’on laisse la porte ouverte lors de la célébration du Séder de Pesah, au cours duquel on remplit même un verre pour Élie (cos eliahou), ce dernier étant susceptible de venir à l’improviste. Et au terme du Shabbat, on chante pour hâter sa venue : « De mémoire bénie et de bon augure, qu’Elie le prophète (ter) vienne à nous promptement avec le Messie, fils de David (27). »
Précisons enfin, sans pouvoir nous étendre ici sur ce point qui mérite examen, qu’un nombre considérable de Pères de l’Église, ont exprimé leur foi en un retour d’Élie, avec cette nuance apologétique de taille, toutefois, que, selon plusieurs d’entre eux, le prophète aura pour mission de convertir le peuple juif à la foi au Christ avant que ce dernier ne vienne sur les nuées du ciel (28).
4. L’État d’Israël : fait politique sans rapport avec l’histoire du salut, ou « prémices de l’émergence de la rédemption d’Israël » ?
Il n’échappera à personne que cette problématique est sans doute la plus controversée, voire la plus explosive, des quatre ici proposées. Qu’il soit bien clair cependant, que le débat envisagé sur ce thème n’a aucune perspective politique. Malheureusement, l’escalade meurtrière, qui a rendu inexpiable le conflit pour la terre entre Israéliens et Palestiniens (29), rend pratiquement impossible d’éviter qu’une telle entreprise ne soit réputée remplie d’arrière-pensées sionistes, avec toute la charge péjorative que cet adjectif recèle dans l’esprit des ennemis irréductibles de ce fondement même de l’État juif qu’est le sionisme.
4.1. Perspective juive
Tout d’abord, il convient de préciser qu’au sein même du judaïsme, la controverse a longtemps fait rage autour de la question de l’opportunité de rassembler les Juifs sur une terre (fût-ce celle de leurs ancêtres) et d’y créer un État, dont nul n’ignorait qu’il serait laïc. Les religieux s’opposaient de toutes leurs forces à cette perspective, arguant principalement que seul le Messie pouvait rassembler les exilés sur la Terre sainte et y instaurer la royauté de Dieu (30). Quant aux agnostiques et aux non pratiquants juifs, ils mettaient en garde contre le risque d’une reviviscence de l’antisémitisme, que ne manqueraient pas de susciter, selon eux, l’activisme et le propagandisme des sionistes, ou partisans du retour à Sion (nom poétique de Jérusalem). Et même de nos jours, en Israël, des Juifs de premier plan, religieux ou non, sont extrêmement critiques envers l’État d’Israël, précisément au nom de leur conception du sionisme (31). À ce propos, l’une des questions les plus chaudement débattues est celle de la prétendue dépossession, par les Israéliens, de territoires réputés palestiniens, et de son corollaire : le problème des réfugiés. Un très grand nombre de livres et surtout d’articles incriminent Israël de manière tellement passionnelle et injuste que les quelques rares mises au point impartiales, ou favorables à Israël sont submergées et quasiment inconnues du grand public (32).
Il ne faudrait cependant pas croire que l’aspiration des Juifs à revenir sur la terre des ancêtres date des débuts du sionisme politique (vers la fin du xixe s.). Depuis la fin de son existence nationale en Terre sainte, le peuple juif dispersé dans ses lieux d’exil par toute la terre n’a jamais cessé d’espérer un retour dans sa patrie et a exprimé cette nostalgie dans sa prière et sa littérature. À la fin du repas annuel de la Pâque, les Juifs du monde entier répètent le vœu : « L’an prochain à Jérusalem », et lors des mariages juifs, le fiancé récite : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite se dessèche » (Ps 137,5). Rappelons que le sionisme est la forme politique qu’a prise le mouvement de restauration de l’autodétermination du peuple juif dans sa patrie et le rétablissement de la souveraineté juive dans le pays d’Israël (33). Le passage suivant de la Déclaration d’Indépendance d’Israël est significatif à ce sujet : « Nous lançons un appel au peuple juif de par le monde à se rallier à nous dans la tâche d’immigration et de mise en valeur, et à nous assister dans le grand combat que nous livrons pour réaliser le rêve poursuivi de génération en génération : la rédemption d’Israël » (34).
« Rédemption d’Israël » : formulation audacieuse. On la trouve, sous une forme encore plus forte et poétique — « re’shit tsmihat ge’ulatenu » (« prémices de l’émergence de notre rédemption ») — dans la Prière pour l’État d’Israël, qui figure dans presque tous les recueils de prière (36). Elle fit scandale et a encore ses détracteurs juifs, religieux aussi bien que non religieux, y compris chez les plus sionistes d’entre eux, tel Y. Leibovitz, aujourd’hui disparu :
« Ce qui éveille en moi un sentiment proche du dégoût, c’est d’entendre, non seulement le jour de l’indépendance, mais chaque Shabbat, la prière pour le salut de l’État — dont on dit qu’il est « le début de notre rédemption ». Cet État n’a été créé ni à cause du judaïsme, ni dans l’intérêt du judaïsme. Il est le cadre de l’indépendance nationale du peuple juif. De là à en faire « le début de notre rédemption », c’est profaner le concept de rédemption » (36).
Plus modérée dans son expression, et se plaçant davantage sur le terrain de l’éthique que sur celui de la théologie, est la position du regretté Ephraïm Urbach (37). En voici un bref résumé, emprunté à un spécialiste chrétien :
"E. Urbach rappelle […] que la formule « Début de la Rédemption » a été employée par le Talmud pour désigner les guerres qui précèdent la rédemption et que, si « nous sommes encore dans les guerres », personne ne peut dire que ces guerres soient celles qu’annonce le Talmud et qui précèdent la rédemption messianique […]. Je cite ici les dernières lignes de son examen de la « Rédemption selon les Sages… » : « Je n’aime pas me servir de la formule “Début de la croissance de notre Rédemption”, mais je voudrais dire que nous devons voir notre situation comme une grande réalisation qui ouvre et qui donne la possibilité de continuer, si nous ne faisons pas abstraction de la réalité, et si nous ne nous voyons pas comme un peuple élu selon une conception déformée du concept de l’élection. Nous devons nous rappeler que le processus de la rédemption dans lequel nous nous trouvons est encore ce qui se déroule dans le monde du mérite et du devoir, de la responsabilité et aussi de l’attente d’une rédemption supplémentaire. » (38).
Un dernier mot sur la formule « début de la Rédemption ». Il ne faudrait pas imaginer qu’il s’agit d’une innovation sioniste basée sur un syncrétisme douteux entre religion et chose politique, et assorti de conceptions bibliques de nature fondamentaliste — bien que certains, Juifs autant que chrétiens, utilisent, souvent et sans discrimination, cette formule à l’appui de leurs vues hasardeuses sur l’imminence de l’approche de la « fin des temps ». En fait, l’expression est tirée du Talmud de Babylone (Megillah 17b), et se dit, en araméen : athalta di-ge’ullah. Leenhardt a fort opportunément traduit le commentaire, que fait, de cette expression, le grand commentateur médiéval de la Bible, Rachi (1040-1105) :
Bien que cette Rédemption ne soit pas la Rédemption de l’Exil, mais celle par laquelle nous sommes rédimés des détresses qui viennent sur nous sans cesse — nous voyons en effet que la bénédiction du Rassemblement [des Exilés, 10e Bénédiction], celle de la Construction de Jérusalem [14e bénédiction], et celle du « Rejeton de David » [15e bénédiction] sont des bénédictions ayant chacune leur valeur propre indépendamment de cette Rédemption [de la 7e bénédiction] —, bien qu’il en soit ainsi, du moment que le nom de Rédemption lui est appliqué, [nos Maîtres] l’ont établie comme septième bénédiction (39).
4.2. Perspective chrétienne
Du point de vue chrétien, la question de l’État d’Israël peut être appréhendée sous un angle théologique ou éthique. Quelques rares textes catholiques ne font, il faut bien l’avouer, qu’effleurer le sujet, avec embarras et souci visible de ne pas tomber sous le coup du soupçon de soutien à Israël. Comme cet extrait des Notes pour une correcte présentation des Juifs et du judaïsme, qui prend savamment ses distances par rapport à ce problème épineux :
Les chrétiens sont invités à comprendre cet attachement religieux, qui plonge ses racines dans la tradition biblique, sans pour autant faire leur une interprétation religieuse particulière de cette relation […]. Pour ce qui concerne l’existence de l’État d’Israël et ses options politiques, celles-ci doivent être envisagées dans une optique qui n’est pas en elle-même religieuse, mais se réfère aux principes communs du droit internationa (40).
Le premier texte théologique d’Église qui aborde le problème et, sauf erreur, le seul de cette nature, est le document intitulé L’attitude des chrétiens à l’égard du judaïsme. Orientations pastorales du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme (France 1973). On peut y lire, entre autres :
Il est actuellement plus que jamais difficile de porter un jugement théologique serein sur le mouvement de retour du peuple juif sur « sa » terre. En face de celui-ci, nous ne pouvons tout d’abord oublier, en tant que chrétiens, le don fait jadis par Dieu au peuple d’Israël d’une terre sur laquelle il a été appelé à se réunir (cf. Genèse 12, 7 ; 26, 3-4 ; Isaïe 43, 5-7 ; Jérémie 16, 15 ; Sophonie 3, 20)…
« […] C’est une question essentielle, devant laquelle se trouvent placés les chrétiens comme les juifs, de savoir si le rassemblement des dispersés du peuple juif, qui s’est opéré sous la contrainte des persécutions et par le jeu des forces politiques, sera finalement ou non, malgré tant de drames, une des voies de la justice de Dieu pour le peuple juif et, en même temps que pour lui, pour tous les peuples de la terre. Comment les chrétiens resteraient-ils indifférents à ce qui se décide actuellement sur cette terre (41) ? »
Par ailleurs, au moins deux théologiens français ont traité, de manière particulièrement honnête et courageuse, la difficile question du sens, pour la théologie chrétienne, du retour des Juifs dans leur terre : le père Michel Remaud, directeur de l’Institut français Albert-Decourtray d’études juives à Jérusalem (42), et le père Jean Dujardin, qui fut secrétaire du Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme de 1987 à 1999. L’un et l’autre ont consacré plusieurs pages de leurs ouvrages respectifs à cette question (43).
Dans un chapitre qu’il a intitulé « Israël et sa terre (44) », Michel Remaud procède à un survol de l’origine divine du don de la terre et des avatars de la relation d’Israël à cette terre, dont la permanence dépend de la fidélité du peuple à son Dieu et aux commandements qu’il lui a donnés. Il précise toutefois :
« La nécessité de fidélité à l’alliance ne contredit pas le caractère irrévocable du don : si le péché, au témoignage de l’Écriture, entraîne l’exil, le retour ne dépend ni exclusivement ni même premièrement de la conversion. Les prophètes mettent au contraire au premier plan l’initiative gratuite de Dieu, qui ramène Israël sur sa terre par fidélité à lui-même et qui change le cœur de l’homme (cf. Ezéchiel 36, 16-38 ; Amos 9, 8-15, etc.) […]. Ajoutons que les perspectives universalistes ouvertes par les oracles eschatologiques des prophètes ne mettent pas un terme à la relation d’Israël à sa terre : à la fin des temps, les nations elles-mêmes ramèneront à Sion les exilés du peuple élu (Isaïe 66, 18-21…) » (45).
Après avoir constaté et expliqué la rareté du thème de la terre dans le Nouveau Testament, M. Remaud met en garde contre la tentation d’en tirer la conséquence :
« … que ce thème n’a plus d’importance dans l’économie instaurée par la résurrection de Jésus, que toutes les promesses trouvent dans le Christ leur accomplissement, et que le don de la terre n’a plus désormais qu’une signification spirituelle [et] que le rassemblement du peuple juif qui se réalise aujourd’hui sur la terre de la Bible doit être interprété en termes purement profanes » (46).
Après avoir reconnu que « la théologie chrétienne est presque muette sur ce sujet », il cite ce propos d’un autre théologien : « Rien dans la théologie ou l’histoire chrétienne n’a fourni à l’Église les moyens conceptuels de se trouver en accord avec la nouvelle réalité, ce qui a fortement contribué au résultat contraire (47). »
Retenons encore cette réflexion importante de M. Remaud, qui figure dans un chapitre qu’il faut lire dans son intégralité, tant il est riche sur le plan de la théologie biblique comme sur celui de la théologie d’Israël :
« À moins d’affirmer que le lien entre le peuple juif et la Bible serait définitivement rompu — opinion dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne serait pas en accord avec les affirmations du dernier concile —, on voit mal comment on pourrait nier tout rapport entre le rassemblement partiel du peuple juif sur la terre de ses ancêtres et les promesses bibliques. Le lecteur attentif de l’Écriture pourra remarquer d’ailleurs, que ce sont les mêmes textes qui annoncent le renouvellement de l’alliance et la fin de la dispersion du peuple juif. Le chapitre 36 d’Ézéchiel, qui est une des principales références chrétiennes sur la nouvelle alliance, mêle intimement cette promesse à celle du retour d’Israël sur sa terre, au point qu’on ne peut dissocier les deux thèmes sans mutiler l’Écriture elle-même. Le retour y apparaît comme le signe de l’accomplissement des promesses eschatologiques : « Je vous prendrai d’entre les nations, je vous rassemblerai de tous les pays et je vous ramènerai sur votre sol. Je ferai de vous une aspersion d’eau pure et vous serez purs […]. Je vous donnerai un cœur neuf et je mettrai en vous un esprit neuf… » (Ez 36, 24-28). On ne saurait donc, sans arbitraire, interpréter certains versets ou fragments de versets au sens littéral et allégoriser les autres, alors que le charnel… est le signe du spirituel. Et si l’on objecte que la résurrection de Jésus rend désormais inutile toute autre forme d’accomplissement, ou que la réalisation des promesses bibliques, après la proclamation de l’Évangile, ne serait qu’une régression vers le moins parfait, on pourra toujours répondre que Dieu a le pouvoir et la liberté de « faire ceci sans omettre cela » (cf. Matthieu 23, 23) » (48).
Quant au père Jean Dujardin, le contenu du long chapitre de son ouvrage consacré au « retour du peuple juif sur la terre d’Israël (49) » se ressent de sa formation d’historien. On n’y trouve donc pas les perspectives exégétiques, voire midrashiques, du père Remaud, qui n’est pas seulement un théologien, mais maîtrise également les sources juives (50). Par contre, on y découvre des détails significatifs qui jettent une lumière instructive sur certains aspects, trop peu soulignés, voire quasiment inconnus, des chercheurs, de la gêne et de la réticence catholiques face à la renaissance nationale du peuple juif. Tel, entre autres, le développement suivant :
« Disons-le clairement : l’Église ne s’attendait pas à une telle éventualité et la renaissance de l’État d’Israël l’a surprise dans sa vision des Lieux saints et du Proche-Orient. Elle s’était habituée […] à l’idée que le judaïsme n’était plus qu’une religion, que les juifs formaient encore, ici et là des groupes ethniques historico-culturels, mais qu’en tout état de cause, le lien avec la terre d’Israël n’était plus qu’un élément du folklore religieux […] les chrétiens pensaient que la condition juive était, théologiquement, la condition d’un peuple dispersé […]. Aussi pour reprendre en compte l’existence juive sur la Terre d’Israël, il fallait que l’Église remette en question cette interprétation théologique, certes jamais officiellement élaborée mais constamment présente dans les esprits » (51).
On trouve encore, dans l’ouvrage du père Dujardin, ce rappel du refus opposé à Herzl par le cardinal Merry del Val, et surtout par Pie X :
« Nous ne pouvons empêcher les Juifs de se rendre à Jérusalem, mais nous ne pouvons en aucun cas lui accorder notre soutien. Même si elle n’a pas toujours été sainte, la Terre de Jérusalem a été sanctifiée par la vie de Jésus-Christ. En tant que chef de l’Église, je ne peux vous dire autre chose : Les Juifs n’ont pas reconnu notre Seigneur, aussi, nous ne pouvons pas reconnaître le peuple juif [soulignement du père Dujardin » (52).
Optimiste, le père Dujardin estime que le contenu de l’accord fondamental conclu entre le Saint-Siège et l’État d’Israël va plus loin que la nature intrinsèque — diplomatique et politique — de ce document. Il y décèle « au moins une portée éthique ». À l’appui de sa vue personnelle, il se réfère à un communiqué du Comité épiscopal français de décembre 1993, qui « parle de légitimité du retour du peuple juif sur la Terre d’Israël ». Mais, de son propre aveu, la conséquence optimiste qu’il en tire ne figure pas dans cet accord fondamental :
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