Plusieurs mails arrivés après la lecture de l’article d’Alain Bauer dans Le Monde, m’amènent à préciser quelques points concernant les relations entre la Franc-Maçonnerie et la politique.
Pour faire simple, il existe deux courants de pensée dans la Franc-Maçonnerie française.
Un courant qui pense qu’il faut que la Franc-Maçonnerie agisse en tant que telle dans la cité, par des communiqués de presse ou des prises de positions de ses instantes dirigeantes sur tout sujet d’actualité. C’est par exemple le cas du Grand Orient de France, de la Grande Loge féminine de France, du Droit Humain et des diverses autres loges mixtes.
Un autre courant qui pense que la Franc-Maçonnerie est là pour former des hommes et que ceux-ci, après, pourront agir sur la cité. Mais cette Franc-Maçonnerie là ne parle pas au nom de ses membres et ne prend pas de position sur des sujets de société. C’est le cas de la Grande Loge de France, de la Grande Loge Nationale Française, de la Grande Loge Traditionnelle et Symbolique Opéra, la de Loge Nationale Française.
En France lorsqu’on dit " les francs-maçons pensent que… " on se réfère en général à une prise de position du seul Grand Orient de France, qui certes engage ses membres, mais ne saurait engager l’ensemble des francs-maçons, les obédiences étant souveraines et indépendantes les unes des autres.
Il est rigoureusement impossible d’avoir une position politique de la part de la Grande Loge de France par exemple. Lisons le titre IV de sa déclaration de principes : La Grande Loge de France et ses Loges ne s’immiscent dans aucune controverse touchant à des questions politiques ou confessionnelles. Pour l’instruction des Frères, des exposés sur ces questions, suivis d’échanges de vues, sont autorisés. Toutefois, les débats sur ces sujets, ne doivent jamais donner lieu à un vote, ni à l’adoption de résolutions, lesquels seraient susceptibles de contraindre les opinions ou les sentiments de certains Frères.
Il est donc bien possible de parler de politique ou de religion dans ses loges (pour l’instruction des Frères) mais il ne peut y avoir de vote. Chaque franc-maçon de cette obédience garde donc sa liberté de pensée et n’est pas contraint par l’éventuelle position majoritaire de sa loge – voire de son obédience.
C’est pourquoi on n’entend, dans les médias, sur des sujets de sociétés que les représentants d’obédiences (bien souvent le Grand Orient de France) qui ont le droit de s’exprimer sur ces sujets. Il reste bien entendu que le Grand Maître de la Grande Loge de France (seul habilité à s’exprimer) peut parler librement de sujets touchant son obédience, sa philosophie et sa méthode, à l’extérieur. Il n’est pas muet mais ne peut engager l’ensemble des membres de son obédience sur des sujets politiques ou religieux.
Il est donc bon de remettre un peu de complexité dans le débat pour savoir qui parle au nom de qui. Les choses sont beaucoup moins simples qu’il n’y paraît.
Et les médias, souvent prompts à la simplification, préfèreront toujours titrer " Les francs-maçons pensent que… " plutôt que " Le Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France pense que… ". C’est évidemment plus vendeur et de plus cela laisse à croire qu’il y a un lobby unanime, une force de pression qui tire dans le même sens, alors que, dans les faits, il y a pluralisme et débat.
Il faut aussi faire litière d’un certain nombre d’idées reçues, qui ont la vie dure encore aujourd’hui, dans le monde maçonnique comme dans le monde dit profane.
Par exemple : on présente la Franc-Maçonnerie française comme plus politisée et plus interventionniste sur les sujets de société que les Franc-Maçonnerie anglaise ou américaine.
C’est peut-être vrai au niveau des obédiences, puisque la plus grande obédience française, le Grand Orient de France, s’exprime sur ces sujets. Et ça a été vrai sous la IIIème et la IVème République.
Est-ce toujours vrai aujourd’hui ?
Regardons dans le détail par rapport aux 10 principales obédiences (les chiffres des membres sont estimatifs, mais vraisemblablement proches de la réalité) :
Celles qui peuvent prendre des positions publiques sur des sujets politiques, religieux ou de société: Le GODF (44 000), la GLFF (11 000), le DH (14 000), la GLMF (1 800), la GLMU (800). Cela représente un total de 71 600 " frères et sœurs ".
Celle qui ne peuvent pas prendre des positions publiques sur ces sujets: : GLNF (32 000), GLDF (29 000), GLTSO (3700), LNF (300). Soit un total de 65 000 " frères ".
Le total estimatif est donc de 136 600 " frères et sœurs "
Il n’y a donc qu’un peu plus de 52% de la Franc-Maçonnerie française qui peut s’exprimer en tant que telle sur ces sujets si elle le souhaite.
On est loin de l’unanimisme, le Grand Orient de France, principale obédience avec 44 000 membres ne " pesant " qu’un peu plus de 32% des francs-maçons et des francs-maçonnes...
Poussons à l'extrême notre raisonnement présenté plus haut : Au lieu de titrer " Les francs-maçons pensent que… ", les médias devraient titrer : " Le Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France, qui représente 32% des francs-maçons de France pense que… ". On voit bien à la fois l’impossibilité d’un tel titre…. Et en même temps comme il reflèterait la réalité maçonnique d’aujourd’hui….
Pour autant si des obédiences comme la Grande Loge de France ne s’expriment pas en tant que telles, elles n’en demandent pas moins à leurs membres de " porter au dehors les valeurs acquises dans le Temple ". Mais ils le font en toute liberté, dans des associations, mouvements caritatifs, parti politiques, en tant que citoyens libres et responsables.
Autre idée qu’il faudrait – sinon battre en brèche – tout du moins nuancer.
Lorsqu’on parle des deux obédiences historiques, le Grand Orient et la Grande Loge, il est de tradition de dire que le GO est plutôt de gauche et la GL plutôt de droite.
Voire ….
1) Aucune étude scientifique ne l’a jamais démontré.
2) Si l’on prend les deux Grands Maîtres du GO les plus emblématiques des 20 dernières années, l’un, Michel Baroin, était un ami intime de Jacques Chirac, l’autre, Alain Bauer, est maintenant un proche conseiller de Nicolas Sarkozy.
3) Etant impossible à la GL de voter des prises de positions politiques, on est bien en peine de savoir de quel côté politique penchent ses membres !
Comme quoi il faut toujours distiller de la nuance et de la complexité.
Ce qui est sûr c’est que les francs-maçons n’aiment pas les extrêmes. On en trouvera pratiquement 0 qui votent le Pen ou de Villiers, très peu qui votent PC et très très peu pour l’extrême gauche.
Il est vraisemblable que pour la prochaine présidentielle leurs voix vont se porter massivement vers Ségolène Royal, François Bayrou ou Nicolas Sarkozy. Dans quelle proportion ? Tout le monde l’ignore.
Enfin ce qui est vrai c’est qu’aucune obédience maçonnique ne donnera de consigne de vote pour les prochaines élections. Tous les francs-maçons seront libres de choisir, dans le respect de leurs convictions personnelles. Il n’y aura ni mot d’ordre ni consignes.
Il faut donc en finir avec les fantasmes. Et les éternels tenants de la théorie du complot en seront –une nouvelle fois – pour leurs frais.
Ce qui méritait d’être souligné…
Jean-Laurent Turbet
A lire également Politique & Franc-Maçonnerie , publié sur le blog Jakin & Boaz.
Commenter cet article