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Les protestants face à l’empreinte catholique de la France
Les clichés véhiculés sur les femmes et les hommes politiques protestants renvoient à une vieille culture française et catholique. Ségolène Royal ne serait-elle pas une madone « catho-laïque » ?
par Patrick CABANEL.
Génération Ferry, génération Mitterrand : d’un siècle à l’autre, l’histoire de France a semblé bégayer. Que de ministres et hauts fonctionnaires protestants dans le chantier de la laïcisation ouvert dans les années 1880 ! Que de protestants, à nouveau, dans le chantier de la réforme socio-économique et culturelle conduit par François Mitterrand dans les années 1980 ! On n’en donnera pas la liste, qui prendrait des allures de palmarès ou de révision mnémotechnique. On rappellera simplement que des Premiers ministres, des ministres de l’Intérieur, des porte-parole du gouvernement, des premiers secrétaires du Parti socialiste, des candidats à l’élection présidentielle parfois passés tout près du but (Defferre, Rocard, Jospin), de hauts fonctionnaires en vue (jusqu’à un Claude Érignac, assassiné en Corse) appartenaient à cette minorité de moins de 2 % de la population.
La conscience d’une différence perpétuée
A donner un nom, ce peut être celui de Louis Schweitzer, directeur de cabinet du Premier ministre Laurent Fabius, puis P.-D.G. de Renault, aujourd’hui président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité. Cité ici pour la variété et l’éclat de ses fonctions, mais aussi pour son appartenance à l’une de ces dynasties d’origine pastorale, avec les Monod, les Bost, les Leenhardt, etc., qui continuent à faire les élites protestantes françaises.
Parmi ces hommes et désormais ces femmes (Georgina Dufoix, Catherine Trautmann et d’autres), les uns, souvent formés à l’école du scoutisme, sont protestants au sens chrétien du terme ; les autres sont plutôt des « huguenots », au sens où l’appartenance à une minorité, la mémoire d’un passé difficile mais valeureux, la conscience d’une différence perpétuée ont structuré la formation de leur personnalité.
Tous peuvent faire leur cette autoanalyse de Lionel Jospin, dans les colonnes mêmes de Réforme, le 11 avril 1981 : « Je crois avoir hérité [du protestantisme] une volonté d’étudier sérieusement les problèmes, d’y aller voir soi-même, de ne pas flatter les gens, de dire clairement sa pensée, de ne pas se décharger sur la collectivité de ses propres responsabilités, de s’assumer dans ses actes individuels. Bien sûr, j’ai l’amour de la liberté, de la décision, et peu de goût pour l’hypocrisie, pour les formes pompeuses de la manifestation du sentiment religieux, ou pour la révérence en politique. J’ai sans doute conservé ces attitudes, mais en les laïcisant […]. Dans mon milieu, le protestantisme signifiait liberté, esprit critique, volonté de réforme, justice sociale. »
Tout est dit, y compris les raisons d’un ancrage dominant dans la gauche socialiste, à distance du parti communiste, je n’y reviens pas, et d’une droite qui fut si longtemps associée au catholicisme dans notre pays, même si, depuis le gaullisme, des protestants peuvent jouer un grand rôle dans ses rangs (de Jacques Baumel et Maurice Couve de Murville à Antoine Rufenacht ou Thierry Breton, etc.).
Tout est dit, et pourtant nul n’a oublié ces mots du même Lionel Jospin, au printemps 2002, alors qu’il semblait se trouver aux portes de la présidence de la République. Je suis « un protestant athée », un « austère qui se marre ». Comment expliquer cette dénégation d’identité, si c’en est une ? Moment d’agacement, lié à un problème d’image ? Il faut prendre les choses, et les images, très au sérieux. L’austère-qui-se-marre, c’est une tentative d’échapper à de très vieux clichés qui nous viennent tout droit de la culture catholique, qu’il s’agisse de controverse religieuse ou de cet antiprotestantisme politique qui connut de si beaux jours vers 1900. Oubliée, la haine à la Maurras, évidemment mâtinée d’antisémitisme ? Plutôt mise en sourdine : elle survit dans le rire, comme l’antisémitisme peut survivre dans les « blagues juives ».
Le protestant austère, coincé, cérébral, cultivé, bourgeois, avare (l’Écossais des mêmes blagues), cousin de trop de cousins, et dirigeant le pays et son économie, rien de tout cela n’a disparu. Et, face aux États-Unis de George W. Bush et à l’expansion du protestantisme évangélique, qui peut prétendre que le fond antiprotestant de la culture française ne reste pas une dimension certes informulée mais agissante des attitudes françaises et de cet antiaméricanisme que certains veulent flamboyant ?
A l’intérieur de notre vie politique, il y a plus important que l’image potentiellement handicapante du protestantisme. C’est l’absence d’adéquation entre la culture protestante et la culture de la France, restée fondamentalement catholique, c’est-à-dire, osons hasarder ces mots, monarchique, iconique, sacrale, « merveilleuse ». Les historiens ont montré, de Tocqueville et Quinet aux observateurs actuels de la dimension « monarchique » de la Ve République, que cette culture transcende les aléas de la vie constitutionnelle et politique et survit même à la puissante révolution culturelle qu’a été la laïcisation. France catho-laïque, ont avancé des sociologues de la religion.
De Marie à Marianne, d’une déesse apaisante à une autre, qui ne serait frappé par cette substitution ou ce recouvrement, jusque dans les noms ? Qui pourrait jurer qu’il n’entre pas dans le succès actuel de [Marie-]Ségolène Royal, autre figure de « madone » catho-laïque, belle de cette beauté pure et consolatrice à laquelle la Vierge et Marianne nous ont habitués des siècles durant, bien des choses de notre inconscient national, un inconscient catholique ?
L’image et l’onction
Si cette analyse est juste, la candidate Ségolène a toutes les chances d’être un adversaire redoutable pour ses rivaux de gauche comme de droite, comme naguère François Mitterrand, l’élève des maristes, l’a été pour un Michel Rocard.
A vrai dire, et pour en rester aux candidats protestants à la présidentielle, ils me semblent avoir été littéralement désarmés face à une élection dans laquelle l’image, l’appel, l’onction jouent un tel rôle : ils ne parlaient pas la même langue, ne savaient pas croire et surtout faire croire de la même manière enchantée. Ils étaient du côté de la raison et de la critique, quand cette élection-là se joue sur la base d’un charisme et d’une allégeance qui plonge très profond dans une histoire que le protestantisme n’a pu, en France, modifier.
Patrick Cabanel est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse-Le Mirail.
A lire
Les protestants et la République
de Patrick Cabanel
éd. Complexe, 2000
270 p., 19,90 euros.
Joxe et Rocard, face à Mitterrand-le-catholique
Les historiens de la Ve République devront relire ce que deux grands ministres protestants de Mitterrand ont écrit du plus « catholique » des présidents. Pierre Joxe le montre revenant du second tour de la présidentielle de 1965 : battu, mais « transfiguré ». Élu, le voici « imbibé de cette onction », « en quelque sorte sacralisé » (Pierre Joxe, A propos de la France, Flammarion, 1998, p. 141). Michel Rocard, lui, commente la bibliothèque du président : immense en littérature, en droit, en histoire ; mais vide en économie, en sociologie ou en démographie. « Il abordait les rapports entre les hommes par la ruse et la violence. C’était un bon historien et un bon juriste. Par conséquent, sa vision créatrice de l’éveil de la société civile, dont le caractère tardif et limité est quand même le drame français, était nulle. Il considérait même qu’il y avait danger politique à créer trop de choses qui pouvaient devenir des contre-pouvoirs. » (entretien dans Revue du droit public, 1998). En creux, ces analyses donnent à voir ce que peut être une attitude protestante en politique.
P. C.
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