Islam: tensions sur la liberté d'expression.
Vu sur le site de Libération. Article de Pascal Riche.
Opéra autocensuré, enseignant menacé pour ses écrits, discours du pape critiqué, les manifestations d'intolérance se
multiplient.
C'est une première à Berlin : l'un des trois opéras de la ville, le Deutsche Oper, a décidé cette semaine de son propre chef
de censurer une production, Idoménée de Mozart, jugeant qu'une scène pourrait lui attirer des ennuis. Dans la mise en scène de Hans Neuenfels, le roi de Crète, naufragé, dépose en
sacrifice quatre têtes sur des chaises : celles de Poséidon, de Jésus, de Bouddha et de Mahomet. Un opéra pourtant monté sans encombre il y a à peine trois ans en Allemagne.
Cache. C'est une première en France : un professeur de philo, cette semaine, a été mis sous la protection de la
police à cause d'un article qu'il avait signé dans le Figaro et qui lui a valu des menaces de mort. Robert Redeker, 52 ans, n'est pas retourné dans son lycée de
Saint-Orens-de-Gameville, près de Toulouse. Il se cache. Dans son article, il qualifiait le Coran de «livre d'inouïe violence» et campait Mahomet en «maître de haine», «pillard,
massacreur de Juifs et polygame».
Ces deux affaires interviennent quelques jours après la polémique sur le discours théologique du pape à Ratisbonne, en
Allemagne. Une autre première : les propos de Benoît XVI une réflexion savante sur les rapports entre raison et foi avaient déclenché des manifestations hostiles dans plusieurs pays
musulmans. Le pape avait en effet suggéré, en s'abritant derrière les propos d'un empereur byzantin des XIVe et XVe siècles, que l'islam s'accommodait de la violence. La controverse de Ratisbonne
est venue réveiller les passions soulevées par l'affaire des caricatures du Prophète. La publication de celles-ci, il y a exactement un an, dans un journal danois, avait conduit, elle aussi, à
des manifestations violentes voire meurtrières dans divers endroits de la planète.
Deux phénomènes. Tous ces épisodes témoignent d'une tension de plus en plus vive, en Europe, autour de la question
de l'islam et de ses valeurs. Depuis quelques années, on constate deux tendances : la critique de l'islam, passe-temps prisé autrefois à l'extrême droite, est devenue plus virulente et plus
répandue sur le spectre politique ; symétriquement, les réactions à ces critiques sont de plus en plus violentes et elles s'internationalisent. Le premier phénomène est lié au terrorisme, à la
montée de l'islam «radical» et des peurs. Le second est attisé par la révolution des moyens de communication (télévision, Internet), qui permet de lier les minorités extrémistes à travers le
monde, de démultiplier la colère. L'ensemble forme un cocktail explosif. Vendredi, l'organisation Reporters sans frontières mettait en garde contre «une confiscation du débat sur
l'islam», jugeant intolérable que «le recours à la menace, à la censure, se substitue à la controverse et au débat». Selon les plus alarmistes, la liberté d'expression en
Occident serait menacée. Est-il encore possible aujourd'hui, demandent-ils, de critiquer l'islam ou de parler de son prophète ? Les journaux, les auteurs, les éditeurs n'ont-ils pas commencé à
s'autocensurer ? Peut-on encore jouer sur une scène le Mahomet de Voltaire ? Mais d'un autre côté se multiplient, dans l'édition ou la presse, les attaques polémiques contre
l'islam. Une forme d'instrumentalisation des tensions actuelles : «Critiquer l'islam, pourquoi pas ? Mais il faut toujours se demander : à quoi cela sert ?» estime ainsi Thomas
Deltombe, auteur de l'Islam imaginaire (éd. la Découverte).
Dans l'affaire Redeker, l'article du philosophe, membre du comité de rédaction des Temps modernes, est une
provocation manifeste. Les menaces dont il a fait l'objet n'en sont pas moins inadmissibles. L'enseignant a évoqué des messages haineux, avec sa photo, son adresse et un plan pour s'y rendre, et
le parquet de Paris a confié vendredi une enquête à la DST. C'est un peu maladroitement que le gouvernement a pris sa défense. Le ministre de l'Education, Gilles de Robien, s'est déclaré
«solidaire», non sans ajouter un bémol bizarre sur l'obligation de «prudence» des fonctionnaires (lire ci-contre). Vendredi, Dominique de Villepin a réagi lui aussi en
deux temps : «Nous sommes dans une démocratie, chacun doit pouvoir s'exprimer librement dans le respect, bien sûr, des autres. C'est la seule limite qui doit être acceptée à cette
liberté.» Depuis son refuge, Robert Redeker continue sa croisade, accusant le ministère et les syndicats enseignants de l'avoir «lâché».
Redeker, soutenu par principe
Syndicats et associations défendent le professeur menacé pour ses propos.
Par Catherine COROLLER
Robert Redeker réclamait le soutien de ses pairs et des associations laïques ? Il l'a obtenu vendredi. Et il est unanime. «Je condamne sans la moindre réserve les menaces dont cet
enseignant a fait l'objet», affirme Gérard Aschieri, secrétaire général de la Fédération syndicale unitaire (FSU). «Un professeur a le droit à sa liberté de penser et à sa
liberté professionnelle, et l'intimider pour qu'il cède est proprement inacceptable», renchérit Patrick Gonthier, secrétaire général de l'Unsa éducation. Les associations laïques
partagent cette indignation. Jean-Louis Biot, secrétaire général du Comité national d'action laïque (Cnal), «trouve inacceptable qu'une fois de plus des pressions soient faites sur le
droit d'expression». «On est pour la laïcité, pour la liberté d'expression, pour le droit de critiquer tous les textes, toutes les théories, tous les dogmes et donc toutes les
religions», proclame Bernard Teper, président de l'Union des familles laïques (Ufal). Indignation également du côté de la Ligue des droits de l'homme, pour qui «on ne saurait
admettre que quiconque, fût-ce en raison d'idées nauséabondes, soit l'objet d'intimidations de quelque nature qu'elles soient».
Sur le fond, les propos de Redeker font grincer des dents. La plupart des responsables de ces organisations assortissent leur soutien d'un prudent préambule : «Je suis loin de partager
ses idées, c'est une évidence», prévient Gérard Aschieri. «Nous ne partageons pas toutes les options de Redeker», prévient Gonthier. Bernard Teper, lui non plus,
«ne partage pas toutes les idées de Redeker». Mais, «comme le dit Voltaire, "même si je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, je suis prêt à me battre pour que vous
puissiez le dire"», ajoute-t-il. A l'opposé, le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (Mrap) n'est pas loin de considérer que Redeker mérite ce qui lui
arrive, estimant que «la provocation génère l'inacceptable».
Les réactions contre le sort fait à cet enseignant ont-elles été trop tardives ? Redeker estime être «lâché par les syndicats enseignants, qui généralement vous félicitent lorsque vous
critiquez l'Eglise catholique mais qui sont beaucoup plus réticents lorsqu'il s'agit de critiques contre l'islam». De cette accusation, la FSU et l'Unsa se défendent. «Je me
suis aperçu que cette histoire existait hier soir [jeudi, ndlr] en allumant la télé, raconte Aschieri. J'ai appelé la section FSU de Toulouse, et ils m'ont dit
qu'eux-mêmes l'avaient apprise en lisant la Dépêche [du Midi].» Gonthier, lui, renvoie la balle à Redeker : «Dans le domaine de la liberté d'expression, ma fédération n'a pas de
leçons à recevoir. Sur la question des signes religieux et des caricatures, on a toujours défendu la liberté d'expression.»
Ces organisations sont unanimes pour critiquer la réaction du ministre de l'Education. Tout en se déclarant «solidaire» du professeur, Robien a fait valoir qu'en tant que
fonctionnaire il aurait dû se montrer «prudent, modéré, avisé en toutes circonstances». Pas d'accord, Edouard Aujaleu, président de l'Association des professeurs de philosophie
de l'enseignement public, entend rappeler «au ministre que, si le professeur doit éviter, dans sa classe, ce qui pourrait susciter la polémique et les affrontements idéologiques, il a le
droit, en tant qu'homme public, d'exprimer des jugements personnels dans la presse et ailleurs». «Robien le soutient, mais du bout des lèvres, regrette Patrick Gonthier. Il y a
des moments où les appels à la raison et à la prudence sonnent comme des appels à l'autocensure.»
Commenter cet article