J'avais chroniqué sur ce bloc-note le précédent ouvrage de Marc-André
Charguéraud, intitué "Le martyr des survivants de la Shoah" (voir lien en fin d'article).
Marc-André Charguéraud se propose également d'envoyer chaque mois par e-mail à
celles et ceux que cela intéresse un texte de 4 pages qui constituera une série intitulée "La Shoah revisitée,
idées reçues, paradoxes, polémiques, pages oubliées."
Ayant trouvé le premier texte de l'auteur très intéressant, je vous en propose la lecture. Libre à vous ensuite, de vous abonner auprès de M-A Charguéraud pour obtenir les autres articles (voir
en fin de texte les modalités d'inscription).
Voici le texte :
Ces Juifs que la Gestapo n’arrête pas: Au printemps 1944, 30
000 Juifs portant l’étoile jaune vivent officiellement à
Paris.
Le 20 juin 1944, quelques semaines avant la Libération, une descente de la Gestapo dans les
bureaux du Consistoire central des Israélites de France, rue Boissac à Lyon, est un échec. Par le plus grand des hasards, aucun membre du Consistoire ne s’y trouve et la police allemande repart
bredouille. Les dirigeants du Consistoire décident alors de se cacher et de tenir leurs réunions dans la clandestinité.[1] Jusqu’alors le Consistoire se réunissait
ouvertement au siège de l’association, sans que les Allemands n’interviennent. Une attitude étonnamment tolérante pour les nazis qui ont là, depuis de nombreux mois, l’occasion de décapiter le
judaïsme français avec un minimum de moyens.
Pour la Gestapo une rafle s’imposait, d’autant plus que dès 1943 l’activité du Consistoire s’oriente vers la Résistance. Il s’occupe du camouflage de Juifs en péril. C’est par son entremise et
son aide financière que certains sont munis de fausses pièces d’identité, de cartes d’alimentation et cachés ou acheminés vers la Suisse ou l’Espagne.[2] Les autorités de Vichy n’ignorent pas ces
activités et cherchent à les contrecarrer.[3]
Le 11 janvier 1944, l’assemblée des rabbins français décide de recommander la fermeture des synagogues. « Considérant que le maintien des offices publics dans les synagogues est un danger pour
les fidèles », que « loin de servir les intérêts spirituels de la religion (ils) favorisent les agissements des ennemis du Judaïsme » et « considérant qu’au point de vue
religieux, il n’est pas interdit, en cas de danger, de suspendre le fonctionnement des offices publics ».[4]
Si dans les faits la plupart des synagogues sont restées ouvertes, malgré la recommandation des rabbins, c’est que le Consistoire veut maintenir l’activité des lieux de culte. Il a la «
conviction que la fin du judaïsme religieux signifierait la fin du judaïsme et que ce serait capituler devant l’ennemi que de fermer les temples consacrés au service de Dieu.
»[5]
L’inévitable arrive. Le 13 juin 1944, à la suite d’un raid de la Gestapo à la synagogue de Lyon, le personnel et des fidèles sont arrêtés et déportés. Le grand rabbin décide alors d’entrer en
clandestinité et de fermer les synagogues.[6] Pourquoi avoir attendu si longtemps ? La répression était prévisible. Les entrées et les sorties des synagogues étaient pour la
Gestapo et ses séides français un endroit idéal pour les arrestations.
Le Conseil Représentatif des Juifs de France (CRIF) constitué en janvier 1944 est présidé par Léon Meiss, président également du Consistoire. Lors d’une de ses premières séances le CRIF
recommande la fermeture de l’Union Générale des Israélites de France (UGIF). Une des raisons avancées est que ses nombreux centres de distribution de secours constituent autant de
« souricières » qui facilitent les arrestations. Mais pour certains assistés, si l’on ferme les cantines devenues dangereuses « ne sachant pas où aller vivre, sans défenses… ils iront
se présenter volontairement eux-mêmes à Drancy ».[7] Pendant le dernier semestre de l’occupation, fallait-il garder ouvertes les synagogues pour sauver le judaïsme, mais fermer l’UGIF qui
maintenait en vie des milliers de Juifs sans ressources ?
Il y a en effet à Paris plus de 10 000 Juifs vivant ouvertement chez eux, qui dépendent des secours dispensés par l’UGIF. Ils font partie des quelque 30 000 Juifs porteurs de l’étoile jaune,
respectueux de la réglementation antijuive, qui ne sont pas entrés en clandestinité.[8] Ce sont des Juifs pauvres ou dont toutes les
ressources ont été confisquées, qui n’ont pas les moyens de vivre cachés, des malades ou des handicapés qui n’ont pas la force de quitter leur domicile, des étrangers qui sont trop facilement
repérables, des personnes âgées qui n’ont plus le courage d’affronter l’inconnu, des adultes qui veulent sauver leur « chez eux ». Ils vivent sous leur identité d’origine et leur
adresse a été enregistrée à la police. On imagine ces êtres cloîtrés dans leur appartement, n’osant pas se montrer, angoissés à l’idée d’un policier qui défoncera leur porte pour les arrêter. Ils
ont vécu la rafle du Vel d’Hiv qui les a épargnés certes mais dont le cauchemar hante leurs nuits.
Rien n’est plus vrai et pourtant en même temps rien n’est parfois plus inexact si on lit le témoignage de Maurice Brenner, trésorier de l’UGIF-Sud. Il se rend à Paris du 3 au 17 mai 1944. Il est
étonné par une incroyable situation. En arrivant à Paris « il a une vision véritablement stupéfiante, le nombre de gens se promenant avec l’étoile (...) j’ai été surpris de voir tout ce monde
afficher ostensiblement leur judaïsme, de voir des Juifs, jeunes et vieux, hommes et femmes, côtoyer Allemands et miliciens dans le métro, dans la rue et les magasins, de les voir se promener
tranquillement sans que, apparemment, personne ne songe à les embêter. Ma surprise n’aurait pas été plus grande si j’avais aperçu des gens qui sur ordre des autorités auraient arboré la faucille
et le marteau ou la croix de Lorraine. »[9]
Près de 15 000 Juifs ont été arrêtés et déportés en 1944, mais Paris est relativement épargné.[10] En avril 1944, par exemple, alors que 2000
Juifs sont appréhendés en province, ils ne sont que 200 à Paris. Une rafle massive n’est plus envisageable, car l’assistance de la police parisienne fait défaut, mais comme en province une
multiplication de « petites rafles » reste terriblement efficace et les Allemands et leurs séides pouvaient rafler ces milliers de Juifs restés chez eux. Quant à une réaction
hostile de la population parisienne qui aurait freiné de telles opérations, c’est une hypothèse que l’on aurait aimé pouvoir retenir.[11] Elle aurait montré non seulement
l’influence de l’opinion publique française sur la politique allemande, mais également sa solidarité active envers la communauté juive.
On se réjouit pour tous ces Juifs qui ont échappé à leurs assassins nazis, mais la question reste posée d’une stratégie nazie qui semble paradoxale. N’était-il pas plus facile d’arrêter les
fidèles à la sortie des synagogues que 44 enfants innocents du foyer juif de la commune reculée d’Izieu dans l’Ain en avril 1944 ? N’était-il pas plus logique de se saisir des membres du
Consistoire pendant l’une de leurs réunions au siège de l’institution au lieu d’enlever le 22 janvier 135 patients de l’hôpital Rothschild à Paris ou le 1er avril la presque
totalité des pensionnaires israélites de l’hospice de Nancy ?[12] N’était-il pas plus aisé de s’attaquer aux Juifs qui déambulent dans les rues de Paris avec l’étoile jaune à gauche sur la poitrine
que de rafler au petit matin en province des Juifs isolés encore endormis ?
Ce sont autant de situations paradoxales. Elles montrent des failles dans l’exécution des directives nazies. L’Allemand est par nature discipliné. Si des ordres précis ne lui sont pas donnés, il
ne prend aucune initiative. C’est probablement ce qui est arrivé. Une zone grise a existé au bénéfice de populations qui n’ont pas toujours eu pleinement conscience du danger mortel qui les
menaçait.
Copyright. Marc-André Charguéraud, Genève, 2009. Article reproduit sur ce bloc-note avec l'aurorisation de l'auteur.
Notes
:
[1] L’activité des organisations
juives en France sous l’occupation. CDJC, Paris 1947, p. 30.
[2] Ibid. p. 29.
[3] Ibid. p. 26.
[4] POZNANSKI Renée, Les Juifs en France pendant la seconde guerre mondiale, Hachette, Paris 1997, p. 508.
[5] LAZARE Lucien, La résistance juive en France, Stock, Paris, 1987, p. 243.
[6] Ibid.
[7] ADLER Jacques, The Jews of Paris and the Final Solution, Oxford University Press, New York, Oxford 1985, p. 205. Rapporté par le Dr. Minkowski de l’OSE, qui travaillait en étroite coopération avec le Comité Amelot qui en 1944 dépendait de l’UGIF.
[8] LAZARE, op. cit. p. 243. En été 1944 Paris comptait encore 20 000 porteurs de l’étoile jaune. KLARSFELD Serge, Vichy Auschwitz- Le rôle de Vichy dans la Solution finale de la Question juive en France 1943-1944. Fayard, Paris 1985, p. 155, en estime le nombre à au moins 40 000. HILBERG Raul, La destruction des Juifs d’Europe. Fayard, Paris 1985, p. 567. 30 000 Juifs vivaient en plein jour à Paris en juillet 1944.
[9] POZNANSKI op. cit. p. 387.
[10] KLARSFELD Serge, Vichy Auschwitz, Le rôle de Vichy dans la Solution finale de la Question juive en France, 1943-1944. Fayard, Paris 1985, p. 393.
[11] Ibid, p. 155.
[12] Ibid. p. 152 et 153.
Pour aller plus loin
:
° "Le martyr des survivants de la Shoah" de Marc-André Charguéraud, sur ce site.
° Un article de quatre pages de Marc-André Charguéraud sera publié chaque mois par
email dans une série qui a pour titre : La Shoah
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