Olivier Abel, philosophe, enseigne à l’Institut protestant de théologie, à Paris.
Il a été très ému par les critiques émises dans Réforme à l’encontre du Fonds Ricœur et de
la faculté de théologie protestante de
Paris.
Il livre donc, dans Réforme, un plaidoyer pour la recherche, l’intelligence et « la hauteur, la largeur, la profondeur du protestantisme français ».
Voici le texte d'Olivier Abel :
Il m’est parfois arrivé, dans les
colonnes de Réforme, d’être contredit avant que d’être compris : après le 11 septembre 2001, ou bien à propos de l’idée de déclin, ou de la Turquie. Mais c’est le jeu ordinaire des
propos publics que d’échapper à leurs auteurs, et je préfère me confier à mes lecteurs – je parle de vrais lecteurs, qui ne dégainent pas leur revolver à la vue d’un mot, et qui savent lire les
phrases jusqu’au bout. Une fois n’est pas coutume, je voudrais cependant ici revenir sur quelques remarques bêtes et méchantes lancées à l’encontre du projet du Fonds Ricœur, voire de l’existence
de la faculté protestante de théologie de Paris.
Qu’est-ce que le Fonds Ricœur ? Paul Ricœur est l’un des grands philosophes français du siècle, par l’ampleur de sa pensée qui attire des chercheurs du monde entier, et nous avons la chance que
cet auteur soit protestant, même si sa renommée nous déborde de toute part. Ses écrits jalonnent près de trois quarts de siècle, de 1935 à 2005, et le placent à la croisée des grandes traditions
philosophiques, des sciences humaines, de la lecture biblique, et de la responsabilité morale et politique. Or il a donné sa bibliothèque et confié ses archives à la faculté de théologie
protestante de Paris, où il avait tenu gratuitement la chaire de philosophie et de morale pendant les dix ans de son enseignement à la Sorbonne.
Il s’agit pour nous, un peu comme le serviteur de la parabole des talents, d’être à la hauteur du don qui nous a été fait, et de mettre en valeur cette opportunité unique. Et nous nous sentons
assez nombreux pour être, tant par nos capacités intellectuelles que par nos forces de conviction, capables d’hériter et de reprendre la tâche. Oui, notre projet est ambitieux : nous voudrions
construire un étage supplémentaire, pour faire de ce petit centre documentaire une bibliothèque vivante et attractive, montrer l’atelier d’un philosophe capable de projeter ses dialogues et son
savoir-faire au cœur de la cité, ouvrir un centre de recherche aux étudiants et chercheurs de tous pays qui souhaitent travailler ensemble les grandes questions qui frappent notre époque.
Ressentiment poujadiste
Mais il nous faut dissiper un premier malentendu : Ricœur nous a fait ce don non par un geste présomptueux, mais parce que nous lui avons demandé de ne pas laisser tout cela se disperser.
Quelqu’un a parlé plaisamment d’un Ricœur’s land, trop luxueux pour nos Eglises. Je suppose qu’il s’agit d’une ignorance, et non d’un propos malveillant. Car le philosophe, sachant la
précarité de nos moyens, a veillé à la création d’une fondation, dotée de près de 500 000 euros du prix Kluge qu’il avait reçu. Il faut ajouter à cela que nous avons par le passé obtenu des aides
au nom du Fonds Ricœur, et que les soutiens publics et privés qu’il est en train de recevoir de la région Ile-de-France et d’ailleurs vont lui permettre d’être non seulement autonome, mais de
contribuer à l’équilibre et au rayonnement de la faculté de Paris. Merci déjà aux frères de Taizé comme à tous ceux qui, de France et de partout, nous ont apporté leur soutien financier ou
moral.
Il y a pourtant autre chose qui m’inquiète : j’ai senti dans les propos auquel je fais allusion un ressentiment démagogique, anti-intellectuel et poujadiste, contre l’existence de nos facultés,
et notamment contre la faculté parisienne. Or la faculté de Paris est de toutes les facultés protestantes francophones celle qui reçoit le plus d’étudiants. Et cette tendance va s’accroître,
parce que la région parisienne, par le jeu des déplacements démographiques, est devenue la plaque tournante non seulement du protestantisme historique, mais des divers néoprotestantismes qui s’y
rencontrent en provenance du monde entier. Il suffit de mettre les pieds dans nos locaux pour s’en apercevoir. La faculté est certes un organe interne des Eglises réformée et luthérienne, mais
c’est également un terrain prodigieux, une frontière théologique et culturelle où se rencontre et s’invente quelque chose d’inédit. Et la tâche est gigantesque.
Je redoute un rétrécissement intellectuel de notre capacité à comprendre les événements d’une manière qui nous ressemble, et à intervenir dans le monde pour y apporter nos manières de voir et de
faire. D’autres traditions sont meilleures que nous sur d’autres registres. Mais que serait le protestantisme sans véritables pasteurs, qui sont d’abord des interprètes crédibles des Ecritures,
sans intellectuels capables de situer l’Evangile dans l’épaisseur de l’histoire de ses réceptions, et dans la diversité culturelle de leurs contextes ?
Regardons ce qu’avait fait Calvin à Genève : cette capacité de mobilisation a bouleversé l’Europe. Et c’est notre seul atout que d’attirer des « intelligences » – je ne parle pas d’abord de
diplômes ou de savants érudits, qui peuvent être très bornés, mais d’esprit larges et courageux, qui ne séparent pas l’approfondissement et l’élargissement de leurs visions. Il y a quelques jours
se tenait à Rennes une rencontre internationale autour de la pensée de Ricœur. L’amphithéâtre de 300 places était bondé de jeunes étudiants. Et nous ne verrions pas là une promesse pour notre
parole ?
Discerner l’important
Il existe aujourd’hui un préjugé catholique sur le protestantisme : la séparation entre Raison et Foi aurait d’abord donné un excès de rationalisme moraliste ou corrosif, puis n’aurait laissé
qu’une évangélisation réduite à l’efficacité positiviste des techniques commerciales, ou à l’irrationalisme émotionnel. Donnons-lui tort ! Et ne laissons pas l’opinion publique, exagérément
épouvantée par les néoprotestantismes américains ou africains, oublier la hauteur, la largeur, la profondeur du protestantisme français. Le protestantisme est pluriel, et je tiens à la diversité
de ses formes et expériences, mais il nous faut investir massivement dans la recherche et l’invention de formes de pensées et de vie capables de répondre à la hauteur des défis du temps, et
cesser de nous replier sur nos peaux de chagrin.
C’est pourquoi j’appelle solennellement tous nos amis à soutenir par tous les moyens le Fonds Ricœur (fondsricoeur.fr) et la faculté libre de théologie
protestante de Paris (83, bd Arago, 75014 Paris). Il y a des moments où l’on doit savoir discerner l’important.
Olivier Abel est philosophe. Il enseigne à l’Institut protestant de théologie, à Paris.
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