Par JOËL MERGUI *
L'année Rachi se termine. Rachi, acronyme de Rabbi Chlomo Itzhaki, est à plus d'un titre la figure de référence du judaïsme français. Sa vie, son oeuvre et son héritage sont là pour en témoigner. A elles seules, les multiples facettes de ce personnage hors pair illustrent l'apport et l'essence même du judaïsme de France. Et pourtant, combien de nos compatriotes connaissent ce personnage dont nous célébrons le 900e anniversaire de la mort ?
Savant français, juif, né à Troyes, en Champagne, en 1040 et mort en 1105, il a été le commentateur par excellence de la Bible et du Talmud. A lui seul, une véritable institution du judaïsme. C'est à Rachi que l'on doit notamment l'entrée de la Bible comme référence dans le monde médiéval. Ainsi, la première source mondiale du commentaire de la Bible et du Talmud vient d'un Français. Qui veut, aujourd'hui encore, tenter de comprendre les passages les plus obscurs et difficiles des textes bibliques, doit faire appel à ses commentaires.
Mais Rachi n'appartient pas seulement à l'histoire du peuple d'Israël. Bien au-delà, il est également une des figures éminentes de l'histoire de France. De nombreux textes poétiques du Moyen Age le désignent comme «le Français». Simple vigneron, Rachi a fondé l'école rabbinique française la plus prestigieuse du Moyen Age. Il était aussi un homme passionné par le monde non juif et par la société dans laquelle il vivait. Témoin de la vie médiévale, son oeuvre demeure une source inépuisable de renseignements sur le Moyen Age, ses moeurs, ses coutumes. C'est ainsi qu'il a décrit et expliqué de façon réaliste les événements marquants de la vie de ses contemporains, de même que ceux, plus lointains, survenus au temps de la rédaction du Livre. L'homme a conservé dans ses commentaires un important capital de près de trois mille mots français anciens, dispersés dans les parchemins couverts de caractères hébraïques. Ces mots ont pu être étudiés à travers les siècles par tous les étudiants de la Bible et du Talmud, dans tous les pays du monde. Cette source a été déterminante, également pour retrouver l'origine de nombreux mots en vieux français.
Non, l'histoire des Juifs de France n'a pas débuté avec l'affaire Dreyfus pour se terminer avec la Shoah ! De très nombreuses communautés juives vivent en France depuis l'époque romaine, avec une alternance de périodes de lumière et d'obscurité. Mais l'histoire enseignée en France ignore le nom de Rachi, de même que les massacres qui ont suivi et qui furent perpétrés par les Croisés. Le rôle des Juifs dans la société française n'a jamais été négligeable. Il est nécessaire aujourd'hui de mettre en valeur le patrimoine juif de France, car il est une part du patrimoine national de notre pays.
Rachi était auteur et commentateur, mais également pédagogue : il a, à cet égard, approfondi l'un des points essentiels de l'enseignement. Enseigner, c'est transmettre, nous le savons, mais encore faut-il pouvoir utiliser cette connaissance. Rachi, pour cela, a posé les bases d'une nécessaire «organisation» du savoir qui précède l'acquisition, car elle permet l'accès à la pensée. Les emplois du temps, les grilles horaires, les programmes, que nous tentons d'ajuster, ainsi que les temps de discussion mis en place pour les élèves ou les étudiants, tiennent compte, sans le savoir, de cette vision de l'enseignement de Rachi : savoir utiliser sa pensée.
D'autre part, au cours des siècles, le plus intense travail d'exégèse que connut la tradition juive fut celui de Rachi de France. Il examina des écrits, étudia les textes séculaires, il analysa les méandres de l'histoire et des mentalités pour comprendre comment se décidaient et se généraient les positions de ce que l'on nomme éthique et sagesse. Au XIe siècle, en Champagne, le grand Rachi éclairait l'Ecriture avec talent et profondeur. Sa clarté est incomparable et constitue un modèle de limpidité et de précision. C'est la raison pour laquelle les études bibliques et talmudiques n'omettent jamais l'explication de Rachi. Son interprétation, reconnue dans le monde, est inscrite au bas des pages. Il est le chef et le modèle de l'Ecole française qui fleurit du Xe au XIVe siècle.
Par la suite, les religions chrétienne et islamique ont adopté dans les lois de la Torah, qu'il avait rendues plus accessibles par ses commentaires, celles qui convenaient le mieux à leurs spécificités respectives. A l'heure où le débat sur l'intégration est plus que jamais d'actualité dans notre pays, tout comme l'est celui sur les racines judéo-chrétiennes de l'Europe, il est essentiel de rappeler l'existence d'un judaïsme millénaire florissant en France. Rachi nous rappelle que le judaïsme n'a pas à s'intégrer puisqu'il fait partie intégrante, depuis toujours, de la culture et de l'histoire de notre pays. Dès le Moyen Age, son message était une lutte contre tous les intégrismes.
Même si cela pouvait suffire, l'héritage de Rachi ne s'arrête pas là. Il nous rappelle aussi pourquoi la conscience juive demeure si prudente. Rachi participait à faire de la France un haut lieu d'étude, d'enseignement, de recherche et de lumière pour le judaïsme de France et du monde. Dans le même temps, ses contemporains juifs se disaient sans aucun doute qu'il faisait bon vivre en France. L'histoire en décida pourtant autrement. A la suite de cette période de lumière du judaïsme français, les mesures de rétorsion instaurées contre les Juifs imposèrent l'obscurité pendant plusieurs siècles. On ne peut critiquer les Juifs de France qui s'interrogent sur leur avenir, quel que soit le nombre d'éminents et de dignes successeurs de Rachi dans notre pays.
Pour toutes ces raisons, il serait important, dans la France d'aujourd'hui, que cette commémoration ne soit pas celle de la seule communauté juive, mais celle de tout le peuple français. La parution du timbre Rachi va dans ce sens.
Finalement, ce ne serait que justice que le nom de ce grand Français, Rachi, soit inscrit dans la pierre de la mémoire du pays de la langue française. Une langue qu'il a tant contribué à faire rayonner à travers son oeuvre, jusqu'à aujourd'hui, et dans le monde entier. Neuf siècles après sa mort, il n'existe en France qu'une rue Rachi, à Troyes. Ne serait-ce pas un geste à la hauteur de ce qu'était Rachi, de son oeuvre, de son apport à la culture judéo-chrétienne de notre pays et de l'Europe, que son nom soit enfin immortalisé dans d'autres des 36 000 communes de France ?
* Vice-président et porte-parole du Consistoire central de France.
Source : Le Figaro
Commenter cet article