Après la polémique suscitée, en 1998, par sa biographie du chef de la Résistance, l'historien Jacques Baynac publie une nouvelle somme sur Jean Moulin où il minimise le rôle du général de Gaulle et disculpe «le traître René Hardy». Entretien
Il y a sept ans, Jacques Baynac publiait un retentissant ouvrage sur «Les Secrets de l'affaire Jean Moulin», dans lequel il affirmait que le chef de l'armée secrète avait été moins victime d'une trahison que des circonstances. Sa démonstration, qui s'appuyait sur des documents et témoignages en partie inédits, lui valut des polémiques et quelques procès, qu'il gagna.
Cette fois, il a construit son «Présumé
Jean Moulin» - référence à la plaque de l'urne funéraire déposée au Père-Lachaise en 1947 - en ne se focalisant plus sur Caluire. Il en résulte un travail encore plus vaste, méticuleux et solitaire, qui débouche sur une lecture plurielle de la Résistance avec un
René Hardy blanchi de toute traîtrise, mais pas de
maladresses.
De ce grand récit noir de ces années grises où se meuvent espions, flics et jeunes intrépides, Jean Moulin sort encore plus grand. On ne peut pas en dire autant de
son gaullisme. Le Général, lui, apparaît
bien isolé à Londres. Méprisé par Franklin Roosevelt, gênant pour Winston Churchill, échappant de justesse à un attentat le 21 avril 1943 à Londres, sa légitimité politique doit beaucoup au
travail du « boss » de la Résistance et de tous ces soldats de l'ombre.
De ce moment clé de la mémoire française, l'historien propose une autre interprétation, en détaillant presque jour après jour les trois dernières années de la vie de Jean Moulin. Trois années décisives pour la France. Trois actes comme dans les tragédies, avec de vrais héros, de faux traîtres et au bout du compte quelque chose d'assez déroutant comme la vérité.
Voici l'entretien qu'il a donné au Nouvel observateur :
Le Nouvel Observateur. - «Présumé Jean Moulin» est-il la suite des «Secrets de l'affaire Jean
Moulin»?
Jacques Baynac. - Oui et non. Je n'avais pas l'intention de revenir sur le sujet, mais la polémique suscitée par «Les Secrets de l'affaire Jean
Moulin» m'a stupéfié par sa brutalité et sa malhonnêteté. On prétendait que j'avais fait de Moulin un agent américain ! C'était évidemment faux et absurde. Par ailleurs, en faisant ce
premier ouvrage, je m'étais rendu compte de la faiblesse des biographies de Moulin. On ne comprenait pas grand-chose au personnage et, plus grave, dès qu'on cherchait à vérifier tel ou tel fait
les documents ne confirmaient pas vraiment, voire contredisaient, la thèse officielle. Je me suis donc remis au travail. J'y ai consacré sept années à temps plein, en épluchant les archives à
Londres, Washington, Berne, Lisbonne, Marseille, Paris... La masse documentaire recueillie m'a obligé à repenser de fond en comble l'action de Jean Moulin, de la Résistance, du gaullisme et de la
situation internationale. Le résultat est la biographie de Moulin la plus complète à ce jour.
N. O. - Justement, comment apparaît votre Jean Moulin?
J. Baynac. - Moulin n'est pas qu'un héros, c'est un génie de la politique. Dès novembre 1940, il confie à son ami Pierre Meunier qu'il veut faire de la Résistance
française un bloc et la faire reconnaître comme tel à l'extérieur. Cet homme de gauche vacciné du stalinisme par le pacte
germano-soviétique, ce jacobin qui a gardé une fibre révolutionnaire sait qu'il devra agir dans un contexte international compliqué avec des puissances
ayant à défendre chacune des intérêts parfois divergents. Néanmoins, il ne fléchira pas. Il mettra en oeuvre sa vision stratégique avec une opiniâtreté sans faille et avec des talents de
tacticien qui sont presque sans équivalence dans l'histoire de France. Voilà pourquoi il est un homme politique exceptionnel.
N. O. - Plus que de Gaulle?
J. Baynac. - Probablement. De Gaulle
prétend incarner la France de manière quasi monarchique. Jean Moulin considère que la Résistance, c'est le modèle réduit de la nation en armes, d'où sa volonté, dès
le début, de créer une Armée secrète.
C'est pour cela qu'il va à Londres en octobre 1941. Et c'est à partir de cette Résistance en armes qu'il veut rebâtir des institutions. Depuis l'effondrement de juin 1940, la France n'est plus
une nation autoconstituée. Il veut lui donner de nouvelles institutions en rebâtissant tout à la base, par la nation en armes, pour elle.
N. O. - Il y a tout de même l'appel du 18 juin...
J. Baynac. - Relisez-le bien. Il n'y a là aucun appel à la résistance en France. De Gaulle en appelle aux militaires français qui
sont ou qui viendraient à se trouver à l'étranger pour qu'ils le rejoignent. Le projet est donc de reconstituer à l'extérieur une grande armée susceptible de reconquérir le pays avec l'aide des
Alliés. De Gaulle veut se présenter en chef vainqueur, en Bonaparte. Moulin, lui, veut armer les Français en France. C'est ça le projet de l'Armée secrète. D'ailleurs, si l'on est objectif, la
résistance mise en place par Moulin a finalement été de plus de poids dans le processus de libération que ne le fut la force armée purement gaulliste. Moulin, c'est l'homme de la Résistance, rien
d'autre. Voilà pourquoi il a été un politique plus clairvoyant que de Gaulle. Il voulait quela libération de la France vienne de l'intérieur, du peuple en armes, et qu'elle soit en même temps une
libération sociale et politique. De Gaulle, lui, voulait une restauration.
N. O. - Mais la rencontre avec de Gaulle à Londres en octobre 1941?
J. Baynac. - Ce ne fut pas le « coup de foudre » qu'on nous a raconté. Ce fut au contraire le début d'unbras de fer. Du reste, et contrairement à la légende, Moulin
n'est pas rentré en France avec un document signé du Général faisantde lui son représentantpersonnel en zone Sud. L'existence de ce mandat a été entièrement inventée après coup par de
Gaulle.
N. O. - Vous affirmez que Moulin n'a pas été trahi?
J. Baynac. - En effet. Les gaullistes de Londres, les communistes, les Américains, les Anglais n'y sont pour rien. René Hardy non plus. S'il ne s'était pas rendu à la
réunion de Caluire, le résultat aurait été le même. Tout simplement parce que les services allemands connaissaient la date et le lieu de cette réunion.
N. O. - Pourquoi a-t-on inventé un traître?
J. Baynac. - Il y a deux raisons à cela. Aussitôt après l'arrestation de Caluire, Lucie Aubrac a accusé René Hardy. Elle n'a cessé de le répéter pendant cinquante-cinq ans, jusqu'à la parution de mon livre
sur «Les Secrets de l'affaire Jean Moulin» en 1998. Finalement, à cette date, dans «le Dauphiné libéré», elle a déclaré qu'il n'y avait jamais eu de dénonciations au sein de la
Résistance, ajoutant que René Hardy avait été un «vrai résistant». Ensuite il y a eu le comportement de René Hardy, qui cachait avoir été arrêté, non pas une mais deux fois, par les Allemands. La
seconde fois, il a bien été obligé de leur fournir des informations sur le sabotage des chemins de fer dont il était responsable. Mais René Hardy leur a donné des plans caducs, sans valeur. Tout
ceci n'a pas contribué à clarifier la situation, notamment lors des deux procès de René Hardyen 1947 et en 1950, au terme desquels il a d'ailleurs été acquitté...
N. O. - Et l'évasion de René Hardy après l'arrestation, c'était une mise en scène?
J. Baynac. - Pas du tout. René Hardy s'est vraiment échappé, personne ne l'a aidé. Sa fuite peut paraître incroyable, mais elle l'est en réalité moins que, par exemple,
celle de Jean Ayral des locaux de l'Abwehr, à
Paris, en avril 1943. Le fait de dire qu'il y avait eu mise en scène arrangeait ceux qui croyaient en la trahison de René Hardy.
N. O. - Pour quelles raisons était-il à la réunion de Caluire...
J. Baynac.
- Pierre de Bénouville, qui
assurait l'intérim d'Henri Frenay, le patron du mouvement Combat, parti pour Londres, et Jacques Baumel, alors secrétaire général des Mouvements unis de Résistance, ont
exigé que René Hardy assiste à cette réunion pour soutenir Henri Aubry contre Jean Moulin, qui avait décidé de priver Combat des postes de direction de l'Armée secrète au profit du
mouvement Libération. René Hardy ne
voulait pas. Il a obéi.
N. O. - Pourquoi les Américains se sont-ils tant excusés après le coup de filet de Caluire?
J. Baynac. - Parce qu'ils se demandaient,à tort, s'ils n'en étaient pas responsables.Au plus haut niveau, ils écrivent aux gaullistes une série de lettres d'excuses,
mais sans jamais dire de quoi ils s'excusent au juste !Il faut dire que, deux jours avant son arrestation, Jean Moulin avait rencontré Jean-Jacques Dreyfus et Frédéric Brown, deux agents de l'OSS
[Bureau des Services stratégiques américains] venant d'Alger. Ce contact, normal dans le cadre de ses fonctions de chef de la Résistance et surtout dans le contexte politique de la mi-juin 1943,
n'a rien précipité. Depuis Pâques, Jean Moulin savait que l'étau se resserrait sur lui. Et j'ai établi qu'il était « logé », c'est-à-dire identifié complètement, depuis deux mois.
N. O. - Vous écrivez que, contrairement à tout ce qui a été dit, Klaus Barbie savait très bien qui était Jean Moulin dans la maison du docteur
Dugoujon le 21 juin 1943...
J. Baynac. - Barbie connaissait le jour, l'heure et le lieu de la réunion de Caluire possiblement dès le 19 juin, probablement dès le
20 et assurément depuis la matinée du 21. De plus, grâce au travail des agents de l'Abwehr et du SD [Service de Sécurité nazi], il connaissait l'identité de presque tous ceux qui ont été arrêtés.
C'est ce qui explique que les Allemands ne se soient pas rendus dans l'après-midi du 21 à l'adresse indiquée sur la fausse carte d'identité de Jean Moulin au nom de Jacques Martel, mais
directement à la chambre que Jean Moulin avait louée et habitée sous le nom de Marchand, mais qu'il n'utilisait plus depuis deux mois.
N. O. - Pourquoi y a-t-il un problème historique avec Jean Moulin?
J. Baynac. - Le vrai début du problème historique avec Jean Moulin, c'est dans le discours de Malraux au Panthéon. Il proclame que la Résistance est
née avec de Gaulle et que Jean Moulin n'a fait que rejoindre le Général à Londres pour le servir. C'est tout à fait inexact. La Résistance est née spontanément, sans de Gaulle, et elle s'est
développée tant que Moulin a été là sans admettre sa subordination politique à de Gaulle. Moulin est bien plus grand que l'homme qu'on a panthéonisé pour figer la mémoire gaulliste. A aucun
moment, Moulin n'a été le gaulliste pur et dur proclamé par Malraux.
N. O. - Derrière ce portrait en actes de Jean Moulin, vous envisagez une «Esquisse d'une nouvelle histoire de la
Résistance»...
J. Baynac. - L'histoire de la Résistance a jusqu'ici été principalement écrite sur la base de témoignages. C'était mieux que rien, mais cela ne suffit pas. Il faut
maintenant travailler sur les archives, les documents familiaux, tant en France qu'à l'étranger. Il y a des centaines de kilomètres linéaires d'archives à examiner. Ma conviction est que
l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance est à récrire sur la base des archives disponibles. Je ne dis pas que notre vision actuelle sur ces événements historiques est fausse, mais elle est
incomplète. C'est pourquoi mon livre est le premier pas sur la voie du passage de l'histoire mémorielle à une histoire scientifique.
N. O. - Y aura-t-il une suite à ce «Présumé Jean Moulin»?
J. Baynac. - Je ne pense pas. D'autres historiens, plus jeunes, débarrassés des oeillères idéologiques, se chargeront certainement de suivre les pistes nouvelles que
j'ai ouvertes. En revanche, concernant la Résistance, je serais peut-être tenté par une étude sur le Vercors. C'est là aussi un problème complexe...
«Présumé Jean Moulin. 17 juin 1940, 21 juin 1943», par Jacques Baynac, Grasset, 930 p., 33 euros. En librairie le 6
février.
Jacques Baynac, 68 ans, fils de résistants, historien, a publié notamment « la Terreur sous Lénine » (1975), « Mai 68 retrouvé » (1978), « le Roman de
Tatiana » (1982), « la Révolution gorbatchévienne » (1989) et en 1998, aux Editions du Seuil, « les Secrets de l’affaire Jean Moulin ».
Laurent Lemire
Le Nouvel Observateur - 2204 - 01/02/2007
Moulin en 8 dates
20 juin 1899. Naissance à Béziers.
Janvier 1937. Nommé préfet de l’Aveyron.
2 novembre 1940. Révoqué par le gouvernement de Vichy.
Septembre 1941. Départ pour Londres.
1er janvier 1942. Parachuté sous le nom de Rex.
21 mars 1943. Chargé de créer le Conseil national de la Résistance.
21 juin 1943. Arrestation à Caluire.
8 juillet 1943. Mort dans un train aux environs de Metz.
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