Article d'Ivan Levaï, réacteur en chef de Tribune Juive, paru dans le magazine Réforme.
Ivan Levaï se souvient ici de son enfance : celle d’un petit garçon juif, baptisé catholique, qui a grandi protestant dans Paris occupé.
Si ce n’est la conscience, c’est la désobéissance qui a fait de moi un
protestant. J’étais juif, mais je ne le savais pas. Hongrois, mais nul ne m’avait dit précisément où se trouvait mon pays. En revanche, et puisque la famille qui m’avait recueilli demeurait à
côté du temple de Béthanie, l’église réformée de la rue des Pyrénées, à Paris, celle-ci est vite devenue ma première patrie.
Son pasteur sut protéger d’un mensonge mon identité d’enfant caché et m’évita ainsi de porter l’étoile qui m’aurait désigné aux nazis et leurs complices de Vichy. Grâce à ce bon berger, mon nom
ne figure pas aujourd’hui au Mémorial de la rue Geoffroy-L’Asnier, à côté de ceux d’Alexandre, Elsa, Bela et Mos Levaï, tous les quatre embarqués dans la galère concentrationnaire, parce qu’ils
étaient juifs.
Moi, j’étais protestant et œcuménique avant la lettre, puisque ma mère, avant de mourir, m’avait fait baptiser au bord du Danube dans la religion apostolique romaine. Quelques années plus tard,
c’est donc le plus naturellement du monde que je me trouvai enseigné à l’école du dimanche, décryptant le Nouveau Testament, et chantant Salut blanche étoile ou Debout sainte
cohorte, comme n’importe quel catéchumène né protestant entre Charonne et Ménilmontant.
«Protestant», le mot plaisait à mon cœur d’orphelin rebelle, fréquentant qui plus est l’école communale de la rue de Lesseps, où les instituteurs communistes remplacèrent vite mes
premiers éducateurs neutres ou pétainistes. La photo de Philippe Pétain ornait le mur de ma petite classe, juste au-dessus du poêle de fonte, près duquel, transis, nous nous serrions. Pendant la
guerre, et l’après-guerre.
C’est ainsi qu’au képi et à la moustache du vieux collabo de Montoire, je préférais vite la croix et l’austérité des murs de Béthanie. Sur un tableau de bois, des chiffres abstraits renvoyaient
avec bonheur aux cantiques… Et puis les voix, la musique, le sermon du pasteur, qui permettaient à l’esprit de s’envoler. Ailleurs, loin d’une réalité sinistre, moisie, comme dit Sollers, de
toutes les lâchetés accumulées d’une France défaite. Plus tard seulement, nous apprendrions les Justes, les résistants, les sauveurs de nos pauvres vies fracassées. Plus tard, aussi, nous nous
retrouverions, avec le peuple du Livre, pour rappeler à la façon du pasteur Niemöller : « Quand ils sont
venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit… Je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit… »
Pauvre pasteur supplicié et magnifiques protestants combattants, de Béthanie, comme du Chambon-sur-Lignon. Je vous dois
tant, à vous qui disiez «non», quand tant de nos concitoyens se taisaient ou détournaient le regard.
Plus tard, adolescent, quand le pasteur Jean Casalis m’a invité à transmettre l’esprit de la Réforme à l’école du dimanche, j’ai dit oui. Béthanie était ma patrie, et les versets du Nouveau
Testament m’apparaissaient alors sans secrets. Quant aux mots des protestants, insensiblement, ils étaient devenus les mots de ma tribu.
Un premier mariage en 1957, à Béthanie, et puis le service militaire dans la marine à Hourtin où des conscrits protestants ultraminoritaires m’invitèrent à prononcer le sermon du culte. J’en
tremble encore, même si j’ai appris depuis qu’on peut parler à une communauté de chrétiens, sans arrogance, si l’on sait seulement lire et commenter l’Evangile…
La vie qui va, et le fleuve qui vous reprend à sa source ont gommé certains signes, et remplacé les réconforts de l’enfance et de l’adolescence par la douce chaleur d’autres foyers, au sein d’une
autre communauté : la mienne désormais.
Mais je ne suis pas près d’oublier la parole apprise et reprise du mont des Oliviers, là d’où l’on voit aujourd’hui Jérusalem, ni le goût du débat, ni la Réforme qui, partant du Livre, nous
renvoie au Livre.
Pour le reste, le citoyen que je suis ne peut que remercier le Conseil des Eglises chrétiennes et le pasteur
Jean-Arnold de Clermont, l’un de ses trois présidents, d’avoir rappelé la semaine dernière que «la mémoire
chrétienne ne pouvait effacer, ni la repentance des Eglises faire oublier ce que des peuples ont infligé au peuple juif. Les actes de résistance et la mémoire des Justes nous rappellent que la
grandeur de l’homme est de savoir dire “non”, à tout prix, devant l’inacceptable absolu».
On ne peut mieux enseigner à la jeunesse d’aujourd’hui la désobéissance et, encore une fois, protester avec les protestants.
Ivan Levaï est directeur du mensuel Tribune juive
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