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Le Blog des Spiritualités

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Soixante ans de douleur dans une valise.

Publié par Jean-Laurent Turbet sur 2 Septembre 2006, 01:04am

Catégories : #Judaïsme

Vu sur le site du Monde :

L'évocation de cet "incroyable moment" commence par un long silence. Michel Lévi-Leleu cherche les mots pour le dire. "C'était en février 2005, dit-il doucement. Avec ma fille, nous étions en train de visiter l'exposition présentée au Mémorial de la Shoah à Paris. Je suis passé un peu vite devant une valise présentée derrière une vitrine. Claire s'est arrêtée. Puis elle m'a appelé pour me signaler qu'il y avait une étiquette sur laquelle figurait un nom : Pierre Lévi, celui de mon père. On ne savait plus quoi faire."

Le choc. Les souvenirs qui reviennent en désordre, et cet automne 1942, dernière image du père vivant pour un enfant alors âgé de 4 ans. La famille s'est séparée. Michel Lévi, sa mère et son frère se cachent en Haute-Savoie sous le nom d'emprunt de Leleu. "Je me souviens de mon père me disant que si on me demandait mon nom, je devais dire Leleu. Il m'a fait comprendre que c'était une affaire de vie ou de mort de ne pas dire qui j'étais", confie-t-il.

Pierre Lévi, négociant en pierres précieuses, réside dans la région d'Avignon. Il est arrêté en avril 1943 dans la gare de la Cité des papes, alors qu'il s'apprête à prendre le train pour aller voir sa femme et ses deux fils. Après un passage dans les camps de transit d'Orgeval et de Drancy, il est déporté à Auschwitz, dont il ne reviendra pas.

L'exposition présente sobrement l'objet comme une "valise appartenant à Pierre Lévi, déporté de France à Auschwitz". Le couvercle a disparu et la poignée de cuir donne des signes d'usure. Devant cet objet surgi du passé, Michel Lévi-Leleu a un moment d'hésitation. S'agit-il vraiment de celle ayant appartenu au disparu ? N'y a-t-il pas le risque d'une confusion avec un homonyme ?

Il observe attentivement l'écriture sur l'étiquette : "Il m'a semblé que c'était celle de maman", avoue-t-il. Dates et numéros de convoi correspondent. Il mène une enquête rapide ; elle le convainc que la valise appartient bel et bien à son père. "Peu de temps après, je me suis manifesté pour qu'elle reste au Mémorial", explique-t-il.

Cette décision déclenche un tohu-bohu inattendu. Car la valise appartient au Musée d'Auschwitz-Birkenau, en Pologne. L'institution l'a prêtée au Mémorial parisien, à titre temporaire.

Pour Michel Lévi-Leleu, mille raisons font qu'elle doit rester en France. Après avoir vécu toute sa vie d'adulte et d'ingénieur au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) sous l'identité de Michel Leleu, il vient d'engager une procédure pour reprendre son nom d'origine, " (se) réapproprier (son) passé".

Il lit les livres de Primo Levi, visionne des documentaires consacrés au sort des juifs pendant la seconde guerre mondiale, ainsi qu'un bout du film de Claude Lanzmann Shoah. "Je n'ai pas pu rester jusqu'à la fin. C'était trop douloureux", murmure-t-il. Bref, il se passionne pour une période noire ancrée dans son histoire personnelle. "Je ne suis pas un combattant ou un révolté, dit-il. Mais j'ai vu dans la valise quelque chose comme un signe. Je voulais qu'elle reste là, pas pour la mettre dans un placard chez moi, à l'abri de tous les regards, mais pour qu'elle soit exposée à tous à Paris. Je ne la voyais pas refaire le chemin qu'elle avait déjà accompli vers Auschwitz."

Il souhaite que, tout en conservant la propriété de la valise, le musée polonais accorde un prêt permanent au Mémorial. L'avocat Serge Klarsfeld, en tant que membre du bureau de la Fondation de la Shoah, entretient des relations directes avec le musée, situé sur le site du camp d'extermination. "J'avais insisté pour le prêt, indique-t-il. Je leur ai dit l'intérêt qu'il y avait à l'exposer à Paris." Après discussion et à titre exceptionnel, les responsables polonais consentent à prolonger de six mois le séjour en France de l'objet.

En raison de l'absence d'un nouvel accord au terme du délai, Michel Lévi-Leleu engage une procédure judiciaire en décembre 2005. Elle a pour conséquence immédiate la réquisition et la mise sous séquestre de la valise au Mémorial. Des courriers sont échangés. La direction du musée y plaide pour son retour en Pologne. "Elle fait partie de l'histoire du camp d'Auschwitz, écrit-elle notamment, et elle est une des preuves de la Shoah ; une preuve de caractère émotionnel mais surtout documentaire. Sa présence à notre exposition permanente visitée chaque année par des millions de gens venant du monde entier a une importance exceptionnelle."

Des personnalités sont mises à contribution. C'est ainsi que Simone Veil, ancienne ministre, ex-présidente du Parlement européen et déportée, reçoit une lettre en date du 28 février, signée du ministre des affaires étrangères polonais et du président du Conseil international d'Auschwitz ; elle est également adressée à Michel Lévi.

Cette fois, c'est le risque de la création d'un précédent qui est mis en avant. "Sur ce lieu du plus grand crime, affirment les auteurs, absolument tout a des propriétaires d'avant-guerre, et tout pourrait être restitué. Ce serait certainement un danger pour la mémoire et un achèvement cruel de soixante années de travail des rescapés et d'anciens prisonniers pour la maintenance de ce site."

Michel Lévi-Leleu résiste. Il se dit convaincu que sa démarche reste exceptionnelle. "Je ne vais pas vider le Musée d'Auschwitz, promet-il. Et je regrette que cela se passe comme ça. C'est lamentable, après ce qu'a vécu le père, que le fils doive se battre pour que la valise reste en France." Le directeur du Mémorial, Jacques Freidj, partage cette tristesse. Il s'est entremis pour obtenir une solution à l'amiable. En vain. Et, depuis le début du contentieux, il n'a plus aucune relation avec les Polonais. "Il s'agit vraiment d'un cas particulier, proteste-t-il. Si cela avait été traité avec plus de sensibilité, ç'aurait été un non-événement. C'est vraiment dommage."

De fait, le musée n'a que très peu de chances de revoir la valise. Il doit remettre des conclusions à la justice française à la mi-septembre. A partir du moment où l'objet a bien été identifié comme propriété de Pierre Lévi, il paraît peu probable que les juges en dépossèdent son fils et héritier direct. Pour Me Klarsfeld, la publicité donnée à l'affaire doit même fournir l'occasion d'enrichir la mémoire des événements tragiques de la déportation : "Quand les gens étaient arrêtés, ils laissaient derrière eux des biens, des valises. Ils étaient stockés dans les mairies. Il faudrait lancer un appel. On retrouverait sans doute des tas de choses."

Michel Lévi-Leleu n'a pas le sentiment d'avoir vécu une histoire exemplaire. Encore une fois, il cherche ses mots. Pour lever un coin de voile sur l'intime. "Vous savez, dit-il, j'ai eu longtemps des difficultés dans mes rapports avec mes enfants à me situer comme père. Aujourd'hui, j'ai compris tout ce que ça voulait dire." Peut-être l'image d'un homme, parti un jour, une valise à la main.

Pascal Ceaux
Article paru dans l'édition du 02.09.06

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