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Savantes conversations
S'il avait fallu imaginer des protagonistes idéaux pour une correspondance intellectuelle, le résultat aurait donné à peu près l'équivalent de ce recueil de quatre-vingts lettres qu'échangèrent le philosophe Leo Strauss et le spécialiste incontesté de la cabale Gershom Scholem, entre 1933 à 1973. Les deux hommes ne se sont rencontrés que rarement et furent séparés par l'exil. Mais, en dépit de longues périodes lacunaires, dont les notes n'expliquent pas toujours la raison, leur complicité sans concession demeure aussi sans faille. C'est que Strauss et Scholem, malgré la distance qui les sépare, sont issus d'un même terreau : celui de l'Allemagne des débuts du XXe siècle, où la pensée philosophique juive était en pleine efflorescence.
L'un comme l'autre viennent de milieux assimilés et, bien que Strauss se décrive lui-même comme un "Apikoress" (un épicurien, athée), tous deux ont été en rupture avec les modèles d'intégration de leur jeunesse, par le sionisme d'abord, qui a mené Scholem à l'Université hébraïque de Jérusalem, puis par leur intérêt scientifique et historique pour le judaïsme. En somme, nos deux épistoliers parlent le même langage derrière la diversité des langues qu'ils utilisent (l'allemand, l'anglais, l'hébreu).
Leur divergence porte au fond sur l'interprétation de ce qui fait la " souche" du message juif. Pour Strauss, c'est la philosophie politique, au premier chef Maïmonide. Pour Scholem, c'est la mystique. Et pourtant, tous deux ne cessent de mettre à l'épreuve leurs confins et d'explorer ensemble leurs zones d'incertitudes. Comme dans cette admirable lettre 74, où Strauss énonce d'une façon énigmatique sa vision du messianisme comme rentrant dans la définition même du judaïsme.
L'intimité de papier permet également à ces beaux esprits de se laisser aller à une rosserie qui semble partagée. Surtout quand il s'agit d'évoquer leurs collègues. L'esprit de Martin Buber se voit comparé à un "marécage" ; Jacob Taubes, juif et thuriféraire du philosophe compromis avec le nazisme Carl Schmitt, pratique "l'antisémitisme philosophique", Heidegger possède "une intelligence phénoménale qui repose sur une âme kitsch" ; Hans Jonas serait "embarqué dans une campagne publique de proclamation"... "du fait qu'il est philosophe" : "je préfère, être cordonnier ou coupeur de pantalon", s'exclame alors Strauss.
Petites méchancetés entre grands amis. Elles contribuent, pour le profane d'aujourd'hui, à prendre ces lettres, qui oscillent entre le sublime et la plaisanterie, pour une excellente introduction à ces deux oeuvres.
CABALE ET PHILOSOPHIE. Gershom Scholem et Leo Strauss. Traduit et présenté par Olivier Sedeyn, éd. de l'Eclat, 178 p., 18 €.
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