A propos du livre "ET MOÏSE CRÉA LES JUIFS". Le testament de Freud d'Henri Rey-Flaud. Aubier, "La psychanalyse prise au mot", 32 p., 22 €.
Article paru dans Le Monde des Livres :
Professeur des universités, psychanalyste, médiéviste, auteur d'une bonne dizaine de livres érudits et enfin créateur des Rencontres de Castries (philosophie et psychanalyse), récemment supprimées de façon sauvage et arbitraire par Georges Frêche, Henri Rey-Flaud livre ici un commentaire serré du dernier ouvrage de Freud, L'Homme Moïse et la religion monothéiste, publié en exil en 1939.
Depuis toujours, Freud était obsédé par la figure du prophète qui avait écarté son peuple du culte des idoles, mettant ainsi à mort la figure archaïque du père totémique, et qui, en lui imposant le règne d'une Loi civilisatrice, lui avait indiqué la voie d'une Terre promise, hautement spiritualisée, et sans patrie ni frontières.
Confronté à la montée de l'antisémitisme nazi, Freud décida, à l'âge de 77 ans, de consacrer une étude entière à cette question. Il en rédigea un résumé dans une lettre à Arnold Zweig datée du 30 septembre 1934 : "En face des nouvelles persécutions, on se demande de nouveau comment le juif est devenu ce qu'il est, et pourquoi il s'est attiré cette haine éternelle. Je trouvais bientôt la formule."
Pour montrer comment Moïse avait "créé le juif", Freud s'appuyait sur la thèse d'un historien berlinois, Ernst Sellin, qui avait avancé l'idée, en 1922, que Moïse aurait été la victime d'un meurtre commis par son peuple, désireux de retourner au culte des idoles. Devenue une tradition ésotérique, la doctrine mosaïque aurait été transmise ensuite par des générations de prophètes avant de donner naissance à une autre religion, à travers un nouveau prophète, Jésus, assassiné lui aussi.
Selon Freud, le meurtre de Moïse aurait été refoulé, tandis que le monothéisme, instauré par le judaïsme, se serait fondé sur le principe de l'élection en tant que religion divinisée du père primitif, autrefois mis à mort. En conséquence, dans le christianisme, le meurtre du père ne pouvait être expié - et donc avoué - que par celui du fils, mais aussi par l'abandon du signe visible de l'élection : la circoncision. Freud valorisait et dévalorisait à la fois le judaïsme. Le christianisme constituait en effet à ses yeux un progrès dans l'ordre de l'universel et de la levée d'un refoulement, tandis que le judaïsme demeurait plus élitiste, au risque de sa propre exclusion, mais porteur, comme la philosophie grecque, d'un plus haut degré d'intellectualité.
DOUBLE MEURTRE
A cela, Freud ajoutait le thème de l'égyptianité de Moïse avec pour souci de donner une interprétation rationnelle de l'histoire du prophète. Aussi inversait-il le mythe de la naissance du héros "sauvé des eaux" : la vraie famille, disait-il, est celle du pharaon et la famille d'adoption celle des Hébreux.
Comme on le voit, Freud exposait l'histoire de sa relation à sa propre judéité. Il déjudaïsait Moïse pour montrer qu'un fondateur est toujours en situation d'exil : étranger à lui-même, exclu de la cité ou en rupture avec son temps. Mais il allait plus loin encore pour affirmer que la haine envers les juifs était alimentée par leur croyance en la supériorité du peuple élu et par le rite de la circoncision. Enfin, Freud assignait à la judéité - c'est-à-dire au fait de se sentir juif tout en étant incroyant - une valeur éternelle, transmise "par les nerfs et le sang", et donc par un inconscient quasi "héréditaire".
Des centaines de commentaires ont été produits à propos de cette thèse d'une incroyable audace. Nombre d'auteurs y ont trouvé les traces d'un retour inconscient de Freud au judaïsme, alors que d'autres y ont vu, au contraire, la marque d'un refus radical de tout ancrage de la judéité dans une appartenance religieuse ou nationale.
C'est dans cette perspective, qui avait d'ailleurs conduit Freud à s'opposer en 1930 à la création d'un Etat juif en Palestine, que se situe l'approche d'Henri Rey-Flaud, lequel apporte au débat une belle connaissance de la tradition de l'antijudaïsme chrétien. On lira donc avec intérêt son analyse du double meurtre du père, de la représentation picturale d'un Moïse portant des cornes (reprise par Michel-Ange) et enfin son interprétaion originale du personnage de Shylock dans Le Marchand de Venise de Shakespeare, condamné par le tribunal à obéir "à la lettre" au contrat suicidaire auquel il avait lui-même souscrit : prélever sur le corps de son débiteur "une livre de chair, exactement, et pas une goutte de sang, sinon tu es mort".
En conclusion, et plutôt que de se prononcer rétrospectivement contre la création de l'Etat d'Israël, ce qui reviendrait aujourd'hui à adhérer à l'idée exterminatrice de l'antisémitisme, Rey-Flaud s'interroge de manière freudienne sur la nature de la violence originaire qui a présidé à cet acte par lequel le grand peuple de la loi mosaïque a pris le risque de s'autodétruire en attachant sa destinée historique à une Terre promise, non plus symbolique, mais ancrée dans des racines et emmurée dans un territoire.
Par Elisabeth Roudinesco
Article paru dans l'édition du 05.05.06
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