Des cultures juives
rois ans après sa parution à New York, ce très beau volume collectif fait déjà figure de classique et il faut saluer l'éditeur qui a pris l'initiative de le traduire en français. A la fois somme savante et manifeste intellectuel, l'ouvrage relève un double défi, pédagogique et méthodologique : d'une part, il réunit les contributions de spécialistes venus de divers pays et de multiples disciplines, pour revisiter la pluralité des cultures juives à travers les siècles. D'autre part, il rompt résolument avec les catégories et la démarche d'une certaine tradition historiographique, qui centre d'emblée sa recherche sur "l'idée d'une différence et d'un isolement juifs". Etudiant telle ou telle pratique quotidienne (vestimentaire, langagière...) en Palestine gréco-romaine, dans l'Italiede la Renaissance ou encore dans la diaspora ottomane, ils mettent donc en lumière les interactions constantes entre cultures juives et cultures environnantes, et montrent que les "définitions de soi" propres au judaïsme sont beaucoup plus diverses que ne le laisse croire la simple étude des traditions religieuses et rabbiniques.
Les Cultures des juifs, une nouvelle histoire, sous la direction de David Biale. Traduit de l'anglais par Jacques Mailhos et Jean-François Sené, Editions de l'Eclat, 1 102 p., 60 €.
Jean Birnbaum
La religion du commentaire
algré un lieu commun largement répandu, le peuple juif est peut-être davantage celui du commentaire que celui du Livre, et le secret de sa longue survie réside sans doute moins dans l'obéissance disciplinée à la Loi écrite que dans une passion renouvelée pour l'infinie diversité interprétative de sa Lettre. Dans un essai concis et élégant, Moshé Halbertal examine à nouveaux frais cette figure obligée du discours sur le judaïsme comme "religion du Livre". Croisant les approches (linguistiques, philosophiques) et les traditions (juridiques et littéraires, hindouistes et musulmanes...), il mobilise une érudition aussi solide que discrète afin de retracer l'histoire de la "révolution rabbinique" et de ses répercussions indissociablement spirituelles et politiques.
A peu près achevée dans la période qui suivit la destruction du deuxième temple (70 ap. J.-C.), cette "révolution" venait entériner un long processus de "canonisation" des textes sacrés, qui avait fait d'eux la seule et unique source de toute autorité. C'est le moment où la classe sacerdotale connaît un véritable déclin, celui aussi où l'érudit triomphe sur le prophète, et l'exégète sur le guerrier. On assiste alors à la formation de ce que Halbertal nomme une "communauté textocentrique", où celui qui excelle dans le commentaire de la Torah est placé au sommet de la hiérarchie sociale, et où la fréquentation intense de certains textes représente désormais pour chacun (les chacunes étant d'emblée exclues...) une condition sine qua non d'appartenance.
Dans ces conditions, c'est le statut du texte qui se trouve métamorphosé : loin d'un simple contrat (je m'engage à respecter les rites), il constitue désormais un objet d'interprétation illimité. Tant et si bien que la controverse elle-même s'est peu à peu trouvée canonisée par la tradition juive, la querelle exégétique tenant lieu de dogmes. En témoigne notamment le rôle matriciel qui fut longtemps celui du commentaire talmudique dans l'enseignement traditionnel : "Si la Torah avait été donnée tranchée, nous n'aurions pas de jambe sur laquelle nous tenir", dit ainsi un passage du Talmud de Jérusalem.
CONSOLIDER L'UNITÉ
D'où le paradoxe souligné par Halbertal en fin de parcours : loin de consolider l'unité du peuple juif et de fortifier son identité spécifique, le projet sioniste l'aurait largement privé de ce qui faisait sa véritable originalité. Prolongeant à sa manière le mouvement des Lumières juives né au XVIIIe siècle (la Haskalah), il a en effet replacé la Bible au coeur du "patrimoine national" juif et disqualifié le Talmud comme trop associé à l'Exil et à la culture diasporique. Ce faisant, les dirigeants de l'Etat d'Israël ont rompu le fil d'une continuité qui reposait tout entière sur la transmission collective d'une herméneutique textuelle ouverte à l'infini : "Le fait que la Bible a supplanté le Talmud dans le système scolaire israélien a considérablement affaibli la nature textocentrique de la communauté et modifié en profondeur sa conscience politique", tranche ainsi le professeur de l'Université hébraïque de Jérusalem.
LE PEUPLE DU LIVRE. Canon, sens et autorité (titre original) de Moshé Halbertal. Traduit de l'anglais par Jacqueline Carnaud, éd. In Press, 240 p., 25 €.
Jean Birnbaum
Article paru dans l'édition du 13.01.06
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