Par le mystère entretenu sur ses intentions, par sa manière solitaire d'exercer le pouvoir, par son humilité naturelle, par les foules qui accourent à Rome, le début de pontificat de Benoît XVI ressemble à celui de Jean XXIII. Elu en 1958 au même âge que Joseph Ratzinger (78 ans), Angelo Roncalli avait la même réputation de "pape de transition". Mais, pour Jean XXIII, la période d'attente n'avait duré que trois mois. Le 25 janvier 1959, il avait convoqué un concile universel, coup d'éclat qui déstabilisa la Curie. Le précédent concile — Vatican I — remontait à 1870, interrompu par la conquête de Rome et la guerre entre la France et la Prusse. La vraie référence restait donc le concile de Trente, celui de la Contre-Réforme, au milieu du XVIe siècle !
Vatican II a été clos il y a quarante ans, le 8 décembre 1965, par le pape Paul VI, qui avait succédé à Jean XXIII, mort en juin 1963. Ce concile de 2 500 évêques a métamorphosé le visage du catholicisme : renoncement à la pompe alors symbolisée par la soutane et le latin ; responsabilité mieux partagée entre le Vatican et les Eglises locales ("collégialité") ; participation des laïcs à la vie d'une Eglise plus communautaire, moins autoritaire ; réhabilitation des théologiens mis à l'index ; reconnaissance de la liberté de conscience religieuse ; dialogue fraternel avec les autres Eglises et les religions non chrétiennes ; invitation pressante à tous les fidèles à regarder les "signes du temps" et à épouser la modernité. Avec le document "Gaudium et spes" ("Joie et espérance"), l'Eglise se rallie aux droits de l'homme et à la démocratie, s'ouvre à la culture moderne, se mobilise pour la justice sociale et internationale.
Quarante ans après, l'hommage planétaire rendu le 8 avril 2005 au défunt Jean Paul II aurait été inimaginable sans cette révolution dont il avait été l'un des plus jeunes acteurs. A la liste des héritages de ce concile, il faut inscrire la part prise par les Eglises à la chute des régimes communistes et des dictatures latino-américaines, la dénonciation de tout "enseignement du mépris" des juifs, les paroles de "repentance" du pape Wojtyla à Jérusalem, ses visites aux mosquées de Casablanca et de Damas, les rencontres d'Assise dénonçant l'extrémisme religieux. Jamais autant que depuis quarante ans les catholiques n'avaient été associés à la marche de leur Eglise et du monde, invités à approfondir leur foi, rencontrer celle des autres, dialoguer avec l'intelligence contemporaine et les cultures lointaines.
Rien ne laisse présager chez Benoît XVI l'annonce d'un coup d'éclat comme celui de Jean XXIII. Un nouveau concile — Vatican III — n'est pas en vue. Et pourtant, en quarante ans, tout a changé. Les "signes du temps" invitent au repli. Les conservateurs, que Jean XXIII traitait de "prophètes de malheur", sont au pouvoir. Le climat d'optimisme des années 1960 (détente internationale, croissance) a fait place à un monde tourmenté et anxieux. Les déséquilibres se creusent. Le terrorisme accroît ses crimes. Jean Paul II rêvait d'une Europe réunifiée et ressourcée dans ses valeurs chrétiennes, mais les Eglises du Vieux Continent sont partout en recul. Il s'élevait contre le capitalisme sauvage, mais le modèle ultralibéral triomphe, avec son cortège de révoltes et d'injustices.
Sur le plan oecuménique, l'enthousiasme suscité par Vatican II s'est également refroidi. Même si le dialogue avec les orthodoxes de Russie semble devoir reprendre, la perspective d'un voyage du pape à Moscou reste éloignée. Le recours aux "indulgences" (remise de peine encourue pour les péchés), qui furent à l'origine de la rupture avec Luther et restent un sujet d'irritation pour les protestants, devient abusif et ostentatoire. Comme il l'avait fait au moment des JMJ de Cologne, Benoît XVI vient d'en accorder à nouveau le bénéfice aux fidèles qui s'associeront aux célébrations du quarantième anniversaire du concile ! Ce qui est, précisément, en totale contradiction avec l'esprit de Vatican II.
CRISE DÉMESURÉE
A l'intérieur même de l'Eglise, la dynamique conciliaire est à bout de souffle. Les rouages sont grippés. Le souhait d'une décentralisation — autolimitation du pouvoir pontifical et mise en valeur des Eglises locales — croît. En termes de vocations, de pratiques, de fidélité à l'enseignement du magistère, le catholicisme subit une crise démesurée que la magie communicatrice de Jean Paul II a longtemps dissimulée. Les tensions portent sur des points dont le concile avait été dessaisi : la contraception et la morale du couple, dont les principes ont été fixés en 1968 par l'encyclique Humanae vitae de Paul VI, jamais remises en cause depuis ; le célibat obligatoire des prêtres ; le statut dans l'Eglise de la femme, des divorcés remariés, des homosexuels.
Autrefois confiant, le rapport du catholicisme avec la société moderne est de plus en plus critique. Le malentendu s'aggrave entre des sociétés laïcisées, sécularisées, dont la référence n'est plus que le droit des individus, et des Eglises qui voient s'effondrer leur influence dans les débats politiques, éducatifs, éthiques, où elles estiment avoir une longue expérience à faire valoir et des repères à proposer. C'est vrai en Italie, en Espagne, en Pologne. Quant à l'Eglise de France, dont la voix, grâce à ses théologiens et ses évêques, avait résonné si fort au concile Vatican II, elle est devenue quasiment muette.
Le rapport avec les autres confessions est enfin d'autant plus méfiant que le catholicisme est devenu minoritaire dans ses vieilles terres d'Europe, en Amérique du Nord et du Sud, où il est concurrencé par la percée des Eglises évangéliques, en Afrique, par la persistance des divisions ethniques et la montée de l'islam, en Asie, où les désaccords s'aggravent entre Rome et les théologiens locaux sur la meilleure façon d'approcher les grandes traditions orientales. Partout, devant la remontée des réflexes identitaires, communautaristes, nationalistes, ethniques, le dialogue entre les confessions est en recul.
Les décisions que vient de prendre le Vatican à propos des rencontres interreligieuses d'Assise — qui ne recommenceront plus sous Benoît XVI — ou contre les candidats au sacerdoce qui présenteraient des tendances homosexuelles participent de cette même volonté de renforcer l'identité et la discipline catholiques. Depuis longtemps, l'ancien cardinal Ratzinger a fait de la "dictature du relativisme" son principal ennemi. Cela ne fait pas forcément l'ordre du jour d'un nouveau concile, mais tout espoir n'est pas interdit. Avant d'annoncer Vatican II, Jean XXIII était très loin de passer pour un pape... réformateur.
Henri Tincq
Source : Le Monde
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