J'avais, dans un précédent
article de ce bloc-note, au mois d'août, chroniqué le livre d'Eli Barnavi "Les religions meurtrières".
Il vient de donner dans le magazine Protestant Réforme qui sort cette semaine une interview particulièrement intéressante.
Elie Barnavi, ancien ambassadeur d'Israël en France et directeur du comité scientifique du muséede l’Europe, à Bruxelles était l'hôte du dernier dîner de la Réformation, à Paris. Il encourage la France
et l’Europe à retrouver sans attendre leur héritage chrétien.
■Dans votre nouveau livre,
Les religions meurtrières, vous mettez en garde les pays d’Europe contre une
certaine indifférence à l’égard du fait religieux. Cela concerne-t-il la France ?
Je constate que bon nombre de Français sont effrayés par le fait religieux, et sont démunis intellectuellement. La séparation du
religieux et du politique est allée si loin qu’aujourd’hui la religion s’est effacée de l’horizon des gens. Cette disparition volontaire provoque non seulement l’ignorance mais aussi des
réactions inadéquates : les Français ne distinguent pas ce qui relève de la tradition et ce qui est réellement menaçant. Ils ne peuvent pas se défendre contre l’intégrisme.
■Remettez-vous en cause la notion de laïcité
?
Pas du tout. Je pense que la laïcité est consubstantielle de la démocratie et qu’il ne faut rien abandonner de ce principe. Il est bon
de reconnaître que la civilisation judéo-chrétienne a formé notre vie. Ce n’est pas seulement une question d’esthétique, mais une affaire politique. Face à la menace intégriste, il nous faut
maîtriser les bases de notre société pour pouvoir la défendre. J’appelle la laïcité à ouvrir les esprits au fait religieux dans le cadre de l’école.
■Quelle est, selon vous, l’origine du concept de laïcité
française ?
Si ce mot existe en français, c’est parce que l’histoire de l’Eglise l’a fabriqué. Déjà Saül, devenu Paul, citoyen romain, a permis à
l’Eglise de se faire une place dans l’Etat romain, avant de se substituer à lui. La papauté a emprunté tous les signes impériaux, mais est restée concurrencée par un Etat séculier. C’est cette
ambiguïté-là qui est au coeur de la civilisation chrétienne. Les laïcs étaient ceux qui n’étaient pas clercs, qui n’embrassaient pas la religion comme profession. Petit à petit s’est exprimée
la conviction très profonde que le monde qui nous entoure peut être compris par notre raison, que les hommes peuvent même accéder au divin sans passer par une Eglise étatique. Bien entendu, la
Réforme a accéléré le mouvement. Et lorsqu’ils ont séparé l’Eglise et l’Etat, les Français ont neutralisé l’espace public.
■En hébreu, le mot « laïc » n’existe pas. Qu’est-ce que
cela révèle, selon vous ?
Chez les juifs et les musulmans, l’histoire n’a pas fabriqué la distinction du religieux et du profane, du spirituel et du temporel.
Quand Jésus disait qu’il faut rendre à César ce qui appartient à César, il parle de l’Etat romain comme d’une entité étrangère, non pas d’une structure interne au monde juif. N’ayant pas la force
militaire, ce que j’appelle « l’épée », les juifs ne se posaient pas le problème du pouvoir politique. Le phénomène a perduré dans la diaspora : les juifs étaient sous le contrôle du tsar ou du
roi de Pologne et ne disposaient pas de leur destin temporel.
■Comment la distinction s’opère-t-elle en Israël
?
Israël a été créé selon les normes européennes : on est allé aussi loin que possible dans la voie de la laïcité. Pareille ambition
n’était pas facile à réaliser parce que notre Etat a vocation à rassembler les juifs. Déclarer le judaïsme religion d’Etat aurait empêché Israël d’être un Etat moderne, alors qu’il est
impossible, dans le même temps, de rejeter la religion par-dessus bord, puisqu’elle est le ferment de la nation ! Nous avons donc été contraints de faire des compromis. Nous avons établi que la
souveraineté provient du peuple et non pas de la Torah, le système fonctionne selon la séparation des pouvoirs, mais les tribunaux religieux ont obtenu la charge de veiller au statut personnel
des citoyens. Pratiquement, cela veut dire que, si vous êtes juif, vous ne pouvez pas épouser une chrétienne, que, si vous êtes chrétien, vous ne pouvez pas épouser une juive, parce qu’aucun
rabbin ou aucun prêtre ne célébrera le mariage.
■Qu’en est-il pour le monde musulman
?
Dès l’origine, il y a eu collusion entre l’Etat et la religion, puisque c’est le prophète Mohamed qui a créé
l’Etat. Le monde musulman rencontre de grandes difficultés à vivre avec la modernité. Elle lui fait peur parce qu’elle est fondée sur des acquis que les musulmans n’ont pas. Le fondamentalisme
apparaît ainsi comme une fuite en avant, une tentative de rejeter un modèle auquel on ne peut pas s’agréger. Ce phénomène existe depuis le XVIIe siècle. La tentative de modernisation du monde musulman, partie d’Egypte au XIXème
siècle, a fait long feu. Aujourd’hui, les fondamentalistes utilisent les instruments de la modernité pour véhiculer une idéologie
réactionnaire. Ben Laden diffuse un message archaïque et violent grâce à l’avion, l’Internet, le marketing et la vidéo. Il est donc très naïf d’espérer en l’arrivée d’un Luther ou d’un Calvin
musulman.
■Comment s’opposer alors à cette radicalité
?
Il ne faut pas avoir peur du fait religieux et ne pas rester inerte. La France doit retrouver confiance en
elle-même et en ses propres valeurs. Quand la contestation s’exprimait jadis – je pense aux anarchistes du XIXème siècle ou bien
au mouvement de Mai 68 –, elle provenait du coeur de la société. Elle participait du même état d’esprit, du même mécanisme mental de cette civilisation. Lorsque vous avez affaire à des gens qui
se font exploser parce que soixante-douze vierges les attendent au ciel, vous n’êtes plus dans la même histoire. Les assises solides ont protégé la société parce que les gens savaient comment
ils voulaient vivre.
Aujourd’hui, face à la menace exté-rieure, les Français ne sont plus sûrs d’avoir raison. Ils doutent de leur modèle, nourrissent la critique radicale de la société sans déboucher
sur une action. Jaurès ne doutait à aucun moment des valeurs de sa civilisation. La lassitude vis-à-vis de soi-même est un signe de la décadence. La France regarde faire. Je crois que si on ne
met pas fin à ce sentiment, ce sera la fin. Nous serons de moins en moins libres, nous serons colonisés par les adversaires de nos valeurs. Je veux mettre des barrages non pas contre les gens
mais contre les idées. De ce point de vue, j’ai beaucoup regretté que les Français se soient obstinés à refuser, lors de la rédaction du projet de Constitution européenne, de reconnaître les
racines chrétiennes de l’Europe. Si on refuse de dire ce que l’on a été, on ne peut savoir qui l’on est, ni préparer l’avenir. L’histoire chrétienne de l’Europe ce fut la « Reconquista », la
Saint-Barthélemy, mais aussi les cathédrales, Jean-Sébastien Bach. Tout doit être pris en bloc. L’effort fourni pour défendre la liberté de conscience vient du fait qu’en Europe les citoyens
avaient la perception de cette liberté. La France doit assumer pleinement son passé. C’est à cette condition qu’elle pourra accueillir l’autre et se montrer la patrie des droits de l’homme. Faute
de quoi, elle va se vider de sa propre substance. ■
PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRICK CASADESUS
À LIRE :
Elie Barnavi
Flammarion, 139 p., 12 €.
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