Pierre-André Taguieff est bien connu des lectrices et des lecteurs de ce bloc-notes mais je rappelle tout de même sa biographie en quelques lignes : Né à Paris en 1946, il est philosophe, politologue et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS, attaché au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) et enseigne à l'Institut d'études politiques de Paris. Il a aussi enseigné au Collège international de philosophie, à l’EHESS, à l’Université libre de Bruxelles (chaire Chaïm Perelman) et à l’Institut universitaire d’Études juives Élie Wiesel. Au début des années 1990, il s’engage dans des recherches sur les mythes politiques modernes et contemporains, qu’il s’agisse des croyances conspirationnistes ou des visions de l’Histoire ordonnées à l’idée de progrès ou à celle de décadence.
Pierre-André Taguieff est notamment l'auteur de La Nouvelle judéophobie (Mille et
une nuits, 2002), La Couleur et le sang. Doctrines racistes à la française (Mille et une nuits, 2002), Les Protocoles des sages de Sion. Faux et usages d'un faux
(Fayard, 2004), Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire (Fayard, 2004), La Foire aux illuminés (Mille et une nuits, 2005), L'Imaginaire du complot
mondial. Aspects d'un mythe moderne (Mille et une nuits, 2006), La Bioéthique ou le juste milieu. Une quête de sens à l'âge du nihilisme technicien (Fayard, 2007).
Son dernier ouvrage en date est La Judéophobie des Modernes. Des Lumières au Jihad mondial, Paris, Éditions Odile Jacob, 2008.
Je vous propose aujourd'hui la lecture de son article Le retour de la question juive, ou la nouvelle propagande « antisioniste », article publié
récemment par Perspectives, qui est la revue de l’université hébraïque de Jérusalem. Son n° 16, de septembre 2009 à pour thème « Le retour de la
question juive ».
Voici donc le texte de l'article :
Insensiblement, depuis la guerre des Six-Jours (5-10 juin 1967), le « racisme » est devenu le principal thème d’accusation visant les « sionistes » et, au-delà d’eux, les Juifs. C’est autour de
l’image d’Israël, diabolisée et criminalisée par tous les moyens de la propagande, que s’est constituée la nouvelle vision antijuive désormais mondialement diffusée. De nouveaux stéréotypes
antijuifs assimilant Israël, les Israéliens et les « sionistes » aux « nazis » ont été fabriqués et mis en circulation. L’État juif a été réduit à un État « criminel » et génocidaire. Traité avec
une virulence croissante, depuis l’automne 1967, comme un « État en trop », Israël a ainsi fait l’objet d’une reconstruction mythique diabolisante qui a largement réussi, dans l’opinion mondiale,
à se substituer à sa réalité sociohistorique. Cette reconstruction diabolisante a pour l’essentiel consisté à retourner contre Israël et le « sionisme » l’accusation de « racisme », avec son
corrélat : celle de « génocide », principal opérateur de la nazification de l’État juif.
Cet amalgame polémique (« sionisme = nazisme ») a permis de fabriquer des analogies et des métaphores de propagande par lesquelles a été réactivé un très ancien thème d’accusation visant les
Juifs : celui du meurtre rituel. Dès lors, dénoncer le « sionisme », c’était dénoncer autant le « racisme » des « sionistes » que leur propension à tuer des non-Juifs, pour se nourrir
symboliquement de leur sang ou satisfaire leur cruauté naturelle. En
outre, la nature supposée sanguinaire des « sionistes » porterait ces derniers à privilégier, parmi les non-Juifs, les enfants, et plus spécialement les enfants palestiniens, arabes ou plus
généralement musulmans. Dans le discours de propagande des pays arabes à la suite de la guerre des Six-Jours, la légende du meurtre rituel juif avait été réactivée en même temps que le mythe du
complot juif mondial, ce dont témoigne les nombreuses rééditions des Protocoles des Sages de Sion au Proche-Orient. Mais la vision conspirationniste du « sionisme » est restée longtemps dominante
dans la rhétorique anti-israélienne, en dépit de l’inflexion provoquée par la dénonciation orchestrée des massacres de Sabra et Chatila (16-17 septembre 1982), perpétrés par des phalangistes
chrétiens et abusivement attribués à Tsahal.
Les voies de la criminalisation des « sionistes »
La criminalisation des « sionistes » est devenue un thème majeur de propagande avec
l’application du schème du meurtre rituel aux opérations israéliennes de maintien de l’ordre à l’époque de la première Intifada (lancée le 9 décembre 1987), où les jeunes Palestiniens étaient
cyniquement placés en première ligne, voués à faire des victimes idéologiquement exploitables. D’une façon croissante à partir de la seconde Intifada, en réalité la première guerre
israélo-palestinienne, lancée le 29 septembre 2000, les « sionistes » ont été construits et dénoncés par leurs ennemis comme des « tueurs d’enfants ». L’exploitation internationale, par la
propagande anti-israélienne, des images de la mort supposée du jeune Palestinien Mohammed al-Dura a marqué l’entrée dans ce nouveau régime d’accusation des « sionistes », et,
par synecdoque, Juifs. Le stéréotype du Juif comme « criminel rituel » était réinventé et
adapté au nouveau contexte de l’affrontement israélo-palestinien.
Sur la représentation du meurtre rituel attribué aux « sionistes » s’est greffé un abominable retournement contre eux d’une accusation visant historiquement un aspect significatif de la «Solution
finale» mise en oeuvre par les nazis, à savoir l’extermination physique des femmes et des enfants juifs par gazages ou par fusillades. Rappelons les terribles propos, hautement révélateurs, tenus
par le Reichsführer SS Heinrich Himmler devant les Reichsleiter et les Gauleiter à Posen, le 6 octobre 1943 : « La question suivante nous a été posée : “Que fait-on des femmes et des enfants ?” –
Je me suis décidé et j’ai là aussi trouvé une solution évidente. Je ne me sentais en effet pas le droit d’exterminer les hommes – dites, si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer – et de
laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants. Il a fallu prendre la grave décision de faire disparaître ce peuple de la terre.» Quelques mois plus tard, le 16
décembre 1943, dans un discours adressé aux commandants de la Marine de guerre à Weimar, Himmler ajoutait : « Je serais un lâche et un criminel vis-à-vis de nos descendants si je laissais grandir
les enfants pleins de haine de ces sous-hommes abattus dans le combat de l’homme contre le sous-homme. 8» Himmler recourt ici à la catégorie d’Untermensch telle qu’elle était définie d’une façon
aussi vague que variable dans les publications internes de la SS, où « le Juif » était caractérisé soit comme une variété particulière et particulièrement répulsive de « sous-homme », dont
l’attribut principal était d’être une puissance nuisible - incarnant une menace de mort -, soit comme le « maître » ou le « guide » satanique du « sous-homme
».
Ces crimes réellement commis par les nazis contre le peuple juif, les nouveaux ennemis des Juifs les attribuent désormais aux Juifs eux-mêmes. Il n’est pas de pire calomnie : avec ce retournement
de l’accusation de crime génocidaire est atteint le stade suprême de la diffamation d’un groupe humain. C’est sur cette base idéologique et sur ce mode rhétorique que s’est opérée, au cours des
années 1990 et 2000, une extrémisation de l’accusation de « racisme » visant les Juifs en tant que «sionistes». Dans l’antisionisme démonologique contemporain, on retrouve les deux grandes
accusations déjà présentes dans la judéophobie antique : l’accusation de «haine du genre humain» ou de «misoxénie» (devenue l’accusation de «racisme») et celle de meurtre rituel ou de cruauté
sanguinaire, supposée constituer chez les Juifs une seconde nature (accusation transformée en celle de «génocide» ou de «crime contre l’humanité», et illustrée par la figure répulsive du soldat
israélien «tueur d’enfants palestiniens»). C’est sur cette base que s’est opérée la grande instrumentalisation de l’antiracisme qui nourrit le discours « antisioniste » depuis une quarantaine
d’années.
À cette dimension mytho-politique de l’antisionisme radical ou absolu s’est ajoutée une
dimension magico-religieuse, liée à l’importance croissante prise par les références à l’islam dans le traitement symbolique de la question palestinienne. La théologie musulmane a fortement
contribué à l’entreprise de déshumanisation des Juifs, tout particulièrement après la guerre des Six-Jours, qui marqua l’effondrement des illusions du nationalisme arabe incarné par Nasser. Le
fondamentalisme islamique a commencé alors à prendre la relève du nationalisme modernisateur dans l’offensive idéologique contre Israël et le « sionisme mondial ». Lors du quatrième congrès de
recherches islamiques, organisé à l’Université al-Azhar du Caire en septembre 1968, la plupart des théologiens arabes réunis présentèrent les Juifs à la fois comme des « ennemis de Dieu » et des « ennemis de l’humanité ». À travers cette réinvention
du Juif comme «fils du diable», la déshumanisation se radicalisait en une inhumanisation de l’ennemi : le registre polémique des métaphores bestialisantes (les Juifs comme «singes», «porcs» ou
«chiens») était marginalisé au profit du registre des métaphores diabolisantes et criminalisantes, permettant de construire un ennemi absolu, absolument redoutable, plutôt qu’un ennemi
méprisable, répugnant, répulsif. Un an après la guerre de Kippour, en 1974, Abdul Halim Mahmoud, directeur de l’Académie de recherche islamique, pouvait affirmer dans un livre intitulé Jihad et
victoire : « Allah ordonne aux musulmans de combattre les amis de Satan où qu’ils se trouvent. Parmi les amis de Satan – en fait, parmi les principaux amis de Satan à notre époque – se trouvent
les Juifs.»
Avec la création du Hamas à la fin des années 1980, ces deux modes de démonisation des Juifs - le nationaliste arabe et le fondamentaliste islamiste - ont fusionné. Par la suite, dans les années
1990 et 2000, le nationaliste «laïque» Yasser Arafat lui-même – à l’instar du «laïque» Saddam Hussein - a invoqué Allah et appelé au jihad, voire célébré la mort en «martyr». Dans un discours
retransmis le 26 janvier 2002 par la chaîne de télévision officielle de l’Autorité palestinienne, Arafat déclarait lors d’une rencontre avec une délégation des Palestiniens de Hébron : «Oui,
frères, avec nos âmes et avec notre sang nous te délivrerons, ô Palestine. (…) Allah est grand ! Gloire à Allah et à son prophète ! Jihad, jihad, jihad, jihad, jihad ! (…) Nous ne défendons pas
la Palestine en tant que Palestiniens. Nous la défendons plutôt au nom
de la nation arabe, au nom de la nation islamique (…)». De ses bureaux à Ramallah, fin mars/début avril 2002, dans un contexte où, au nom d’Allah, il appelle cyniquement son peuple à se
transformer en « millions de martyrs », le vieux leader n’hésite pas, dans de multiples interventions télévisuelles, à instrumentaliser le thème de la «défense des lieux saints » : «Allah,
donne-nous de mourir en martyrs en défendant les lieux chrétiens et musulmans qui sont sacrés pour Toi (…). Nous sommes en première ligne, et ce peuple défend ces lieux saints.» L’antisionisme
radical a été ainsi doté d’une double légitimation, politique (nationaliste) et religieuse (islamique), les variations du discours antisioniste se réduisant à des différences d’accentuation au
sein d’un même espace idéologique. Le nouveau stéréotype composite du « sioniste », comme « raciste » ou héritier du nazisme (donc impérialiste et génocidaire) et comme « enfant du diable » ou «
ami de Satan » (donc menteur, conspirateur, assassin), était mis en orbite, prêt à fonctionner contre les Juifs en général.
Les avatars d’un amalgame : « sionisme = racisme », ou l’antiracisme perverti
La propagande tiers-mondiste et propalestinienne a fait de l’amalgame « sionisme = racisme », depuis la fin des années 1960, l’un de ses thèmes préférentiels. Massivement diffusé par les pays
arabes et l’empire soviétique, cet amalgame polémique a été fortement et mondialement légitimé par la honteuse Résolution 3370 adoptée le 10 novembre 1975 par l’Assemblée générale de l’ONU,
condamnant le sionisme comme «une forme de racisme et de discrimination raciale». Cette Résolution ne sera abrogée que le 16 décembre 1991. Mais l’accusation de «racisme» avait été mise en orbite. Elle s’était inscrite dans le discours
«antisioniste» d’usage international. Au cours des années 1990 et 2000, elle apparaîtra dans la propagande anti-israélienne ou «antisioniste» (visant «l’entité sioniste») en étant associée à
d’autres modes de diabolisation : le «sionisme » assimilé à un « impérialisme», à un «colonialisme», à un «fascisme», voire réduit à une résurgence ou à une nouvelle forme du «nazisme». On
connaît le défilé des accusations associées, variant sur le thème du meurtre de masse : «massacres» et «carnages», crimes de guerre, crime contre l’humanité, «méthodes nazies», «génocide»,
«nouvelle Shoah». Dans les manifestations dénonçant l’offensive israélienne contre le Hamas dans la bande de Gaza, en janvier 2009, toutes ces accusations furent mises en slogans. Le 4 janvier
2009, lors d’une manifestation anti-israélienne de quelques centaines de personnes (surtout des jeunes), Anais Antreasyan, présidente de la section genevoise de Génération Palestine, appelait à
la mobilisation «contre ce crime contre l’humanité qui se fait en toute impunité»16. Le même jour, l’ancien porte-parole de la mosquée de Genève, Hafid Ouardiri, fustigeait «l’État sioniste qui,
prétextant la sécurité, use de méthodes nazies».
L’une des plus significatives manifestations internationales de ce pseudo-antiracisme visant le sionisme et Israël aura été la première Conférence mondiale contre le racisme, organisée à Durban
(Afrique du Sud) au début de septembre 2001, quelques jours avant les attentats antiaméricains du 11 septembre18. La Conférence de Durban a montré que la démonisation «antiraciste» d’Israël et du «sionisme» restait le principal geste rituel des
nouveaux judéophobes. Mais l’accusation de «racisme» véhiculant une série d’autres accusations diabolisantes et criminalisantes, qui culminent dans celle d’extermination et de génocide, une
nouvelle figure du Juif comme ennemi absolu a été construite. Condamner l’État d’Israël comme «État raciste», en l’assimilant au Troisième Reich ou au régime sud-africain d’apartheid, c’est le
vouer à la destruction. On ne discute pas avec l’ennemi absolu, on l’élimine physiquement. Très actif à Durban, Massoud Shadjareh, qui préside l’Islamic Human Rights Commission, y a notamment
déclaré : «Le sionisme est une idéologie diabolique, fondamentalement raciste, qui doit être éradiquée de notre société.» Le même agitateur islamiste dénonce l’«islamophobie» comme une «atteinte
aux droits de Dieu». Deux journalistes françaises présentes à Durban témoignent de ce qu’elles y ont vu et entendu : «Dans les rues, des radicaux islamistes sud-africains, rejoints par des
extrémistes venus pour la Conférence, manifestaient contre “l’holocauste des Palestiniens” aux cris de “sionisme = racisme”. Au forum des ONG, l’Union des avocats arabes avait loué un stand pour
y vendre les Protocoles des Sages de Sion. Le même stand exposait des dessins montrant des Juifs aux nez crochus, où l’étoile de David était systématiquement associée à des croix gammées. Sans
que cela choque.»
(...) l'article de Pierre-André Taguieff étant trop long pour être publié en totalité sur ce bloc-notes, je vous invite à le lire en intégralité en cliquant ici .
° Le retour de la question juive, ou la nouvelle propagande
antisioniste, de Pierre-André Taguieff, texte intégral.
° Les livres de Pierre-André Taguieff, sur le site de la FNAC.
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