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Le Blog des Spiritualités

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L'antisémitisme est-il de retour ? par Théo Klein et Stéphane Zagdanski

Publié par Jean-Laurent Turbet sur 28 Mai 2006, 22:28pm

Catégories : #Antisémitisme

Antisémite, la France ? La question fâche. A l'occasion de la parution de l'essai de Stéphane Zagdanski sur les racines de l'antisémitisme, Aude Lancelin a proposé à Théo Klein, ancien président du Crif, de dialoguer avec lui

Alors que, depuis l'automne 2000, certains intellectuels évoquent une « nouvelle judéophobie » ou s'inquiètent d'une recrudescence d'actes antijuifs en France, l'écrivain Stéphane Zagdanski publie une version abondamment augmentée de son « De l'antisémitisme », paru il y a dix ans. Une exploration profonde, érudite autant que polémique, des tréfonds mêmes de l'hostilité aux juifs à travers les âges qui, de la Bible jusqu'à Hannah Arendt et aux récentes sorties de Dieudonné, affronte nombre d'idées reçues. Réémergence d'un vieux sillon antisémite français, crispations identitaires superficielles ou ressentiment d'un genre nouveau ? Ancien président du Crif, l'avocat Théo Klein a lu ce livre avec passion et répond à l'auteur.

Le Nouvel Observateur. -Peut-on parler d'un renouveau de l'antisémitisme en France aujourd'hui ?
Stéphane Zagdanski. -Il ne s'agit pas d'un renouveau selon moi. L'antisémitisme disparaît et reparaît à la surface, mais il est toujours là, très intense, dans les entrailles mêmes de notre civilisation. Si depuis quelques années il semble resurgir comme ça, c'est parce que d'autres maux avaient pris le dessus, spectaculairement parlant.

N. O. -Vous allez même jusqu'à écrire ici : « Il n'y a pas moins d'antisémitisme en France aujourd'hui que durant l'Occupation ou à n'importe quel autre moment de l'histoire de ce pays »...
S. Zagdanski. -Oui, cela tient à la définition que je donne de l'antisémitisme. Une pulsion, mais pas au sens psychologique. Quasiment au sens civilisationnel. Une langue de fond, principalement en France d'ailleurs. Et s'il se retrouve aujourd'hui chez certains éléments des populations musulmanes en banlieue, ce n'est pas pour autant un nouveau type d'antisémitisme.

Théo Klein.
- Ma position est un peu différente. Je tiens à distinguer fermement entre les sentiments diffus dans une population et la situation politique. Qu'il y ait à l'égard des juifs de l'agacement et parfois de l'hostilité, cela s'explique, hélas ! La population catholique française a été nourrie pendant des siècles avec l'idée que le juif, son voisin, avait tué Jésus, son Dieu. Il en reste des traces. Même chose chez ces jeunes musulmans à qui on explique que les juifs ont combattu Mahomet. Mais ce qui est important pour moi, c'est l'antisémitisme lorsqu'il se traduit par des mesures politiques lors de poussées réactionnaires. Celui qu'on a vu au moment de l'affaire Dreyfus ou de Vichy. Quant au reste, il est inutile à mes yeux pour un juif de se préoccuper sans relâche de l'imbécillité antisémite latente autrement qu'en favorisant les progrès de l'éducation.

S. Zagdanski.
-Vous croyez vraiment que les Allemands n'étaient pas très « éduqués » à l'époque du IIIe Reich ?
T. Klein. -Les Allemands ne sont sans doute pas le bon exemple. Quoique dans leur cas l'entraînement par un leader ait joué un rôle certain. D'où mon engagement pro-européen. Si j'ai voté oui le 29 mai 2005, c'est parce que la seule manière de bloquer l'émergence d'un nouveau fascisme, c'est une fédération européenne. On n'emballe pas plusieurs peuples aussi facilement qu'un seul.

S. Zagdanski
. - Au fond, je suis bien plus pessimiste que vous. Un pessimisme qui me vient des récits de survie de mes grandsparents juifs polonais. Ce que j'ai développé philosophiquement, c'est au fond ce qu'ils ont vécu de manière existentielle : en période de persécution, il ne faut compter sur personne. Une petite anecdote qui m'est restée, comme ça. Ma grand-mère paternelle se souvenait d'une voisine, avec qui elle vivait en bonne amitié depuis des années, qui avait tenté de récupérer son presse-purée pendant une rafle. L'autre face de ce pessimisme, c'est que je ne crois pas du tout au fait que davantage de culture puisse changer quoi que ce soit à ce fond-là de vilénie humaine. Quand on évoque aujourd'hui un renouveau de l'antisémitisme, on parle beaucoup des banlieues, on pointe ces jeunes musulmans qui seraient abreuvés d'images satellitaires de l'Intifada et le fait que leur rancoeur sociale et culturelle se grefferait sur des propos antisémites. Ce n'est pas faux, mais ce n'est pas le fond du problème. Je suis beaucoup plus éberlué quand j'entends des discours intellectuels antisionistes d'une sauvagerie telle qu'on n'en avait pas vu dans l'extrêmegauche propalestinienne depuis les années 1970. J'en prendrais pour exemple le dernier livre du philosophe Alain Badiou (1), expliquant que le prédicat « juif » aurait tellement été contaminé par les nazis qu'ils en auraient fait un mot à ce point infâme qu'aujourd'hui le mot même ne pourrait plus être autre chose qu'antisémite. Ainsi en vient-il à l'idée délirante que l'Etat juif est un Etat antisémite.

T. Klein.
-A l'avantage ou au désavantage de vous-même, j'ai vécu la période de l'Occupation en France. Dans une Résistance qui n'était pas la glorieuse Résistance des armes, mais l'utile Résistance des faux papiers. Or nous avons été beaucoup aidés, et par des gens qui prenaient de vrais risques. J'étais responsable d'un mouvement de Résistants à Grenoble. Les Allemands y avaient remplacé les Italiens et il y avait alors souvent des rafles en pleine rue. On faisait ouvrir les pantalons, et quand le signe de l'Alliance était apparent on embarquait. Un jour, je reçois deux garçons de 15 ans à planquer rapidement. Je vais trouver un chef scout catholique qui était à la tête d'un organisme créé par Vichy. « J'ai là deux aryens qui ne l'ont pas toujours été. Est-ce que tu me les prends ? » Il s'en est merveilleusement occupé. Je suis allé le remercier après la libération de Grenoble. Au moment où je sortais, il me rattrape. « Il faut quand même que je te dise une chose... Je suis antisémite. » Sur le coup, je n'ai rien répondu. Longtemps j'ai regretté de ne pas avoir retenu son nom parce que vingt ans après j'aurais aimé qu'il m'explique ce que c'était pour lui que d'être antisémite.

N. O.
-Que pensez-vous de la thèse générale du livre qui remonte à une haine du rapport juif au Verbe et à Dieu pour expliquer la racine profonde de l'antisémitisme à travers l'histoire ?
T. Klein. - Peut-être que le non-juif a le sentiment qu'il a du mal à se penser lui-même sans passer par le juif et qu'en effet, oui, ça le dérange. Qu'est-ce que c'est ce peuple porteur de l'idée du Dieu unique et dont on a du mal à dire ce qu'est au juste Dieu pour lui ? Que vous lisiez la Torah ou le « Guide des égarés » de Maïmonide, tout ça n'est pas très clair, en effet. Le rapport à Dieu y est très différent de ce qu'il est pour un chrétien ou un musulman. Et puis il est tout de même étrange, ce peuple, constamment minoritaire, constamment en butte à des difficultés et qui ne meurt pas... Tout ça est très difficile à comprendre, en effet, et alimente toutes sortes de fantasmes.

S. Zagdanski.
-L'interprétation finalement optimiste, ce serait de dire que les juifs inquiètent parce qu'ils sont perçus comme à part et voulant rester entre eux. Cette idée-là, on la trouve déjà chez Tacite ou saint Paul, quand il parle d'un peuple « ennemi de tous les autres peuples ». Mais je crois que la vraie séparation s'est faite sur la manière dont le judaïsme conçoit le rapport au divin. Comme un dialogue polémique, non comme une fusion. Le langage n'y est pas un lien, un « liant », il est de l'ordre de l'abîme. Et c'est très perturbant pour une pensée qui a besoin de bâtir, de triompher. Ainsi le judaïsme est-il devenu insupportable dès lors que le christianisme ou l'islam ont basculé dans l'impérialisme. Alors, bien sûr, tout ça semble très éloigné des préoccupations de l'antisémite de base actuel, mais c'est bien là pourtant, à la racine. Du reste, si l'antisémitisme a pu se répandre chez des peuples aussi différents, c'est bien qu'il fonctionne comme une paranoïa se passant d'argumentation. Un exemple récent l'illustre. Le meurtre d'Ilan Halimi par une bande de voyous au motif que les juifs ont soi-disant beaucoup d'argent et sont très solidaires entre eux. Eh bien, pour moi, entre ce « raisonnement »-là et, un siècle plus tôt, celui de Marx quand il écrit dans « Sur la question juive » que « l'argent est le dieu jaloux d'Israël», il n'y a aucune différence. Même si Youssouf Fofana n'a jamais lu une page de Marx, c'est le même délire qui se transmet souterrainement.

N. O.
- On observe depuis quelques années la montée d'une vive inquiétude chez certains intellectuels juifs français, voire même une forme de crispation identitaire... Dans ce livre, Zagdanski prend violemment à partie Alain Finkielkraut sur ce point. Cette inquiétude vous semble-t-elle fondée ?
T. Klein. -Chez certains, hélas !, on sent comme le désir plus ou moins conscient de caresser l'idée qu'ils vont enfin connaître les malheurs que les juifs ont connus à travers l'histoire et que ça va peut-être donner un contenu plus profond à leur existence... Mais tout ça ne me passionne pas. Et pour ma part, je ne sens pas de mouvement antisémite de fond aujourd'hui en France. On raconte qu'à Paris, au Moyen Age, il y avait un rabbin que les gens venaient souvent insulter sous ses fenêtres. Il avait sur sa table d'étude un clou et un marteau. La légende raconte que, lorsque quelqu'un venait l'injurier, il prenait son marteau, tapait sur son clou, et l'antisémite disparaissait, absorbé par le sol. L'indifférence. C'est un peu l'attitude que je préconise à l'égard de l'antisémitisme. J'ajoute cependant qu'à un moment donné il en a eu assez et qu'il est parti vers ce qu'on appelait à l'époque la « la Terre sainte ».

N. O.
- Israël justement, dont la critique sert aujourd'hui de paravent à un antisémitisme qui ne s'avoue pas, écrivez-vous ici, Stéphane Zagdanski...
S. Zagdanski. - Comparer les Israéliens aux nazis relève de l'inversion antisémite typique. Si tel était le cas, il y a du reste longtemps qu'il n'y aurait plus de « question palestinienne ». En apparence, le coloris est différent, plus sophistiqué. Mais si à la suite de Léon Poliakov on prend les choses à grande échelle historique, de l'Antiquité à Dieudonné pour faire vite, on voit que le délire antisémite fonctionne toujours à l'identique, qu'il soit ultra-intellectuel ou ultraracaille, antisioniste de gauche ou vulgairement d'extrême droite.

T. Klein.
-C'est compliqué parce que parmi les gens de gauche qui houspillent Israël il y a aussi beaucoup de juifs.

S. Zagdanski.
-Ça ne change rien. Un antisémite est un « pauvre d'esprit », comme disait Nietzsche. Qu'il soit musulman ou juif est indifférent.

T. Klein.
-Si, tout de même. Je suis par exemple en désaccord avec la vision du conflit défendue par Edgar Morin. Mais je n'en conclurai jamais à une « haine de soi ». Car c'est en tant que juif qu'il n'admet pas la brutalité de certaines réactions israéliennes. Et cela je le sens aussi chez beaucoup de gens d'extrême gauche dont je ne partage pas les idées, moi qui ai choisi d'être israélien et me sens très proche de ce pays. Mais l'essentiel n'est pas là. Ce que j'admire le plus dans votre livre, c'est votre profonde connaissance du Talmud, et la joie que vous en tirez. Etre juif pour moi, c'est ça. Un juif qui n'existe que par rapport à la Shoah, qu'il n'a pas vécue, et à Israël, où il ne vit pas, me paraît manquer à sa propre judéité. Et ce sont ces gens-là les plus réactifs. Lorsque la judéité a un vrai contenu spirituel pour un individu, si un type dit une connerie antisémite devant lui, il ne prend pas feu.

« De l'antisémitisme », par Stéphane Zagdanski, Climats, 384 p., 21 euros.

(1) « Circonstances, 3. Portées du mot «juif» », Editions Lignes.


Né en 1920, Théo Klein, avocat aux barreaux de Paris et d'Israël, fut l'un des responsables de la Résistance juive entre 1942 et 1944. Ancien président du Crif, il est notamment l'auteur de « Manifeste d'un juif libre » (Liana Levi, 2002).

Né en 1963, Stéphane Zagdanski est l'auteur de seize essais et romans, parmi lesquels « Céline seul » (Gallimard, 1993), « Pauvre de Gaulle ! » (Pauvert, 2000) et « Noire est la beauté ».

Par Aude Lancelin
Le Nouvel Observateur - 25/05/2006

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