Le 1er juillet 1766, par arrêt du 4 juin 1766 rendu par le Parlement de Paris, Jean-François de La Barre, âgé de 19 ans, était décapité, après avoir eu la langue arrachée, puis brûlé avec un exemplaire du dictionnaire philosophique de Voltaire que l'on avait trouvé dans sa chambre. C'est pour ne pas avoir salué la procession de la Fête-Dieu qu'il avait été dénoncé par l'évêque d'Amiens, monseigneur de La Motte. Il avait commis le crime puni par l'édit de blasphème promulgué sous Louis XIV. Toutes les tentatives menées par le patriarche de Ferney pour le faire réhabiliter furent vaines, il fallut attendre le 25 brumaire an II pour que la Convention lui rendît justice.
Ce crime d'impiété n'existe plus dans notre droit, la France est une république laïque de par sa Constitution. Elle tolère l'exercice de tous les cultes et n'en privilégie aucun. Elle vient de célébrer le centenaire de la loi de séparation. Elle est signataire d'une convention qui, en Europe, garantit l'exercice de la liberté de conscience et de la liberté d'_expression.
Cependant, voici que, depuis quelques années, certains voudraient faire renaître la vieille infraction des cendres refroidies du bûcher de 1766. Ceux-là ont entrepris de manipuler les textes édictés pour lutter contre le racisme et l'antisémitisme en 1972, à seule fin d'interdire toute _expression critique sur les religions.
Il n'a pas été nécessaire d'attendre la flambée de violences déclenchée par la publication des caricatures de Mahomet dans la presse danoise pour prendre la mesure d'un tel mouvement.
Qu'il s'agisse de l'Eglise catholique, toujours prompte à dégainer l'arsenal judiciaire pour s'en prendre à une campagne de publicité, un film ou une caricature, des poursuites pour antisémitisme déclenchées par une association dont l'unique objet est de les mener contre des journalistes mettant en cause la politique d'Israël, ou de fatwas édictées à l'encontre de Salman Rushdie, la liste est longue, hélas, des intimidations menées par les prêtres de toutes religions ou leurs satellites contre ceux qui n'ont pas le bonheur de penser "religieusement correct".
La justification idéologique d'une telle dérive passe par le différentialisme et le souci prétendu de protéger les intérêts arbitrairement définis de telle ou telle communauté, au mépris d'ailleurs de l'opinion de leurs propres fidèles.
La religion s'échappe ainsi de la sphère privée qui est la sienne et s'empare à nouveau de la vie publique, dans l'espoir d'une théocratie retrouvée. Les athées, les agnostiques ou les croyants attachés à la laïcité (il y en a plus qu'on ne le croit) apprécieront.
Voilà donc qu'aujourd'hui le Conseil français du culte musulman s'interroge sur l'opportunité de poursuivre les journaux français ayant reproduit les caricatures de leurs homologues danois alors que certaines de ses composantes ont déjà répondu par l'affirmative à cette question.
Voici un directeur de publication d'un quotidien national révoqué au nom "du respect des croyances et des convictions intimes de chaque individu", selon le mot du propriétaire du titre, monsieur Raymond Lakah, pour avoir reproduit les douze dessins sulfureux.
Va-t-on faire du juge l'arbitre des croyances et de la métaphysique ? Va-t-on lui demander au nom du peuple français de dire s'il est oui ou non loisible de représenter la face de Mahomet dans l'islam ?
Il s'agit là, on le sait bien, d'un glissement vers le cléricalisme et la délaïcisation qui renvoie à d'autres abandons, ceux des maîtres qui n'enseignent plus les philosophes des Lumières dans certaines banlieues, ceux des maires qui prescrivent dans les piscines et les équipements sportifs de leur commune des horaires différents d'admission pour les hommes et les femmes.
En septembre 2005 est sorti sur les écrans français un film poignant d'Hany Abu-Assad, Paradise Now, qui démontre, de la même manière que les auteurs des caricatures du Jyllands-Posten, la manipulation sanglante opérée par des mouvements terroristes sur les auteurs d'attentats kamikazes en Israël. Faudra-t-il interdire le film au nom de la religion prétendument bafouée ?
Plus que jamais la phrase du baron d'Holbach apparaît éminemment moderne : "Quand on voudra s'occuper utilement du bonheur des hommes, c'est par les dieux du ciel que la réforme devra commencer."par Jean-Paul LEVY
Avocat
in Libération, mercredi 08 février 2006
Note complémentaire : il existe une association Le Chevalier de la Barre
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