PAR CLAUDIE BARAN Le Figaro
04 mars 2006
En voici quelques extraits :
Youssouf Fofana a grandi dans le
XIIe arrondissement de Paris. C'est là que commence notre enquête, sur un coin de trottoir, entre chien et loup.
Vendredi 24 février : six colonnes noircissent la page 10 du
Figaro. Le titre de l'article : « Piteuse fin de cavale pour le "cerveau", Youssouf Fofana, à Abidjan.»
La bête est capturée.
Le gang de Bagneux n'existe plus. Une fin minable : les petites frappes, hier dangereuses
comme un nid de vipères, «balancent» aujourd'hui si vite que les enquêteurs peinent à suivre le rythme des dénonciations.
Défilé de tocards à la brigade criminelle : rabatteuses, gros bras, tortionnaires, dealers,
voyous sans âme, tous assassins d'Ilan Halimi.
A la tête du gang, Youssouf Fofana. Un Français d'origine ivoirienne qui, dit-on,
s'autoproclame le «cerveau des Barbares». Lors de ses interrogatoires, tenus dans les locaux de la PJ d'Abidjan, Fofana - la jambe gauche de son pantalon de survêtement remontée à
mi-mollet - a reconnu l'enlèvement et la séquestration d'Ilan, nié son meurtre, chargé ses complices et s'est montré sans aucun scrupule.
Fofana est né à Belleville le 2 août 1980. Mais il a grandi dans le XIIe arrondissement de
Paris, rue Beccaria, et traîné sur un coin de trottoir où les mots ont la violence d'uppercuts à l'estomac. Un Arabe est un «bougnoul», un Noir un «négro» ; un Blanc est un «toubab» voire un
«Gaulois», sauf quand il est Juif. Dans ce cas, c'est un «youpin». Bêtise ordinaire d'un racisme inconscient...
(...)
Et, puisqu'il est question de vocabulaire, une dernière définition : un journaliste
est considéré, au mieux, comme un «fouille-merde», au pire comme une «balance» - statut inférieur à celui de flic. On s'en méfie par nature, on le méprise par principe.
(...)
C'est donc la nuit qu'il faut traquer l'ombre de Fofana. A cette heure où l'obscurité
estompe quelques silhouettes qui filent, craintives, en rasant les murs. D'autres, au contraire, se pavanent. Capuche rabattue, dégaine nonchalante, poings au fond des poches et démarche
menaçante : une attitude que n'importe quel citadin a appris à redouter.
Une chicha de la rue de Charonne : des hommes vautrés sur de sommaires banquettes
fument le narguilé en silence. L'un d'eux, la tête enveloppée d'un halo de fumée parfumée à la rose, se souvient mollement : «Youssouf ? Il était gentil quand il habitait ici. Un mec normal.
On a grandi ensemble jusqu'à ce qu'il parte à Bagneux. Ce qu'il a fait au Juif ? C'est un truc de bâtard. Au dernier Jugement, je te jure qu'il ira brûler en enfer !»
(...)
C'est le moment de quitter l'endroit pour filer vers la rue Beccaria où Youssouf a passé sa
jeunesse et son adolescence. Rien à dire sur l'immeuble où il résidait avec sa famille : deux frères et trois soeurs, un père autoritaire et une mère à cheval sur les traditions. Musulmans, les
parents Fofana ne jurent que par le Coran.
Youssouf, lui, tue le temps en « tapant dans la balle» quand il n'est pas au
centre aéré du coin. Un endroit plutôt vétuste qui mériterait un bon coup de peinture. C'est là qu'après l'école, les gosses du quartier se retrouvent, encadrés par deux animateurs - Juifs tous
les deux. Un garçon et une fille, aujourd'hui âgés d'une trentaine d'années, qui se souviennent encore bien du « petit Black» sans histoires.
« Youssouf nous adorait. C'est vrai qu'on lui donnait de la tendresse et de
l'attention. Pour ces gamins, un geste affectueux ou un mot tendre est toujours bon à prendre. Qu'on soit juifs n'a posé aucun problème. Ici, tout le monde s'en
moque.»
Pas si sûr : les deux éducateurs demandent quand même à rester
anonymes.
Le comportement insignifiant du jeune Youssouf change brutalement lorsqu'il se met à la
boxe, dans ce même centre. Et de cela aussi, les mêmes témoignent : « Il s'est peu à peu replié sur lui-même.»
(...)
La police se souvient d'un agité qui devient vite un petit malfrat. Songe-creux,
gagne-petit et vendeur de drogue, Daouda se retrouve derrière les barreaux. Une peine qui ne lui apprend rien. Au contraire : ce rite de passage lui apporte la gloire. Il est désormais un dur, un
vrai.
(...)
C'est encore à cette époque que la famille déménage pour Bagneux, une banlieue coquette et
tranquille, loin des cités mises à feu lors des dernières émeutes. Souriante, la ville est proprette et ses façades d'un blanc immaculé. Peu de commerces, mais des espaces verts tirés au cordeau.
Les passants sont diserts et répondent facilement quand on les interroge. Youssouf Fofana est connu de tous. Apprécié par certains, méprisé par d'autres, on aimerait pourtant
l'oublier.
(...)
«Le "keum" (mec, NDLR) a purgé une peine de quatre ans à Fleury pour un
braquage foireux, lâche l'un d'eux. Il a tiré sur un employé avec un fusil à pompe. Le mec (la victime, NDLR) est resté handicapé à vie. Après la taule, Youssouf n'était plus le
même. On a mis les bouts avec lui. C'était devenu un vrai bâtard !»
Quatre années de détention pendant lesquelles l'enfant terrible de Bagneux devient
l'assassin d'aujourd'hui. «En sortant de taule, dit un autre,il était devenu complètement parano ! Il se méfiait de tout le monde, et le type qui l'a balancé a déménagé vite
fait.»
La rue Prunier-Hardy était une rue sans histoires. Maintenant, c'est la rue de la honte.
C'est là que vit la famille Fofana. Juste en face de l'immeuble où, pendant trois semaines, un homme a été séquestré. Séquestré et torturé. Trois semaines de sévices et de hurlements sans que
personne ne se rende compte de rien. Ilan en est mort.
Une porte vitrée, un hall, un interphone. Un nom : Bakari Fofana. Appuyer sur la sonnette.
Le signal sonore résonne dans le silence glacé et vide de la nuit. Les secondes s'égrènent avant qu'une voix inquiète et nerveuse demande l'identité du visiteur. Quelques mots, qui se veulent
rassurants, se heurtent à un mur. Le père a raccroché. Réitérer l'opération se solde par un second échec. Harcelé par la presse, plusieurs fois interrogé par les enquêteurs, Bakari Fofana ne veut
plus parler à personne.
Hadj depuis son pèlerinage à la Mecque, il est revenu de son voyage au moment de l'affaire.
Humiliation suprême pour ce musulman accompli dont l'honneur vient d'être souillé par son propre fils ! A Bagneux, on murmure que jamais il ne pourra pardonner à Youssouf. On dit encore que
Daouda, devenu adulte, père de deux enfants et vrai croyant, ne pardonnera pas davantage l'affront fait aux siens.
Direction Igny, dans l'Essonne. C'est ici que vit Massatigui, l'une des soeurs de Youssouf.
Il est 2 heures du matin, peut-être 3. Et pourtant, la jeune femme est sur le trottoir, à battre la semelle en attendant le journaliste : son mari a préféré la mettre dehors plutôt que
d'accueillir chez lui une «balance».
(...)
«Tu me fous pas dans une matrice ?»
Entendre : «ce n'est pas un guet-apens ?» Dans ce milieu où tout le monde dénonce tout le
monde, il est difficile de faire confiance. Son angoisse est solide, palpable. Pour elle, son frère n'est pas coupable, seulement victime d'un complot. Elle est convaincue de l'innocence de son
«turbulent» petit frère. Non, Youssouf n'est pas un monstre, la presse ment !
Mais les premiers résultats de l'enquête prouvent le contraire. Youssouf Fofana et ses
«Barbares» sont des monstres de la pire espèce. Le calvaire subi par Ilan Halimi soulève le coeur. On connaît l'histoire : aguiché par une jeune fille séduisante dans le commerce où il
travaillait boulevard Voltaire, Ilan se laisse convaincre d'un rendez-vous amoureux à Bagneux. Il vient de signer son arrêt de mort. Trois semaines plus tard, il est retrouvé agonisant au bord de
la voie ferrée de Sainte-Geneviève-des-Bois, une localité de l'Essonne. Et meurt dans l'ambulance qui le transfère à l'hôpital. La victime porte les stigmates de son interminable calvaire :
ecchymoses, entailles au cutter et au couteau, brûlures sur 80% du corps. Des brûlures à l'acide.
Le jour de la découverte d'Ilan, Youssouf Fofana est déjà loin. Réfugié à Abidjan - où
vivrait une autre de ses soeurs - il passe ses dernières nuits de liberté dans les bras des prostituées d'un hôtel de passe, le Kenti.
(...)
Il faut attendre l'arrestation du tueur pour qu'enfin les langues se délient un peu, mais à
peine. Apparemment, même enfermé, Youssouf Fofana fait peur. A moins que quelques-uns aient un mauvais coup ou deux en sa compagnie à se reprocher...
Rendez-vous est pris dans une cage d'escalier d'un immeuble proche de la place de la
Nation. Toutes lumières éteintes, il est impossible de discerner l'homme se tenant assis sur les marches de l'escalier séparant le troisième étage du suivant. Il a bien connu le «cerveau».
C'était un bon copain : bien après son départ à Bagneux, ils se voyaient régulièrement. Le garçon, apparemment d'une vingtaine d'années, raconte sans émotion apparente : «Il a commencé par
des petits vols de confiance chez les potes. Il piquait tous les objets qui lui plaisaient. Puis je l'ai plus vu pendant ses années de prison. Tout de suite après, il est revenu dans le quartier.
Son truc, c'était l'argent facile. Il cherchait toujours des "plans séquestration". C'est comme ça qu'il disait... Il se faisait un pognon fou. Il était frais, sapé en Dolce & Gabbana, Prada,
Nike... Il avait toujours des téléphones mobiles dernier cri qui tapaient à 700 euros !»
Des confidences impossibles à vérifier. Mais la suite, on la connaît, telle qu'elle
apparaît désormais dans l'enquête. Youssouf a organisé sa bande de «Barbares» autour d'une vingtaine d'individus. Il y a Smiler, son bras droit, baptisé de ce sobriquet pour sa bouche édentée.
S'ajoutent Makko, Audrey et Jérôme. Et puis aussi un jeune informaticien dont le rôle est d'envoyer par internet et anonymement les demandes de rançon, et d'autres encore, à qui Youssouf confie
des missions bien précises. Dès lors, les fauves sont lâchés. Le gang rackette, menace et terrorise. Ivres de sang et de violence, rien ne les arrête. Les petites frappes rêvent en grand. On sait
aujourd'hui, comme le révélait Libération il y a quelques jours, que le juge Jean-Michel Bergès a délivré «un mandat international contre Fofana pour tentatives d'extorsion de
fonds». Les victimes choisies étaient «Une vingtaine de chefs d'entreprise et de personnalités, comme Jérôme Clément, patron de la chaîne Arte, Rony Brauman, ex-président de Médecins
sans frontières ou encore les PDG des magasins But et des montres Rolex...» Et puis des médecins, entre décembre 2004 et mars 2005. On leur reproche également au moins six tentatives de
séquestration...
Youssouf Fofana devrait être extradé vers la France.
On verra alors si le bourreau de Bagneux se comporte, face à la loi, avec la même arrogance
que devant les caméras de télévision.
Lui, au moins, aura la chance d'être jugé.
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