Toute l’humanité d’un homme
Emmanuel Levinas, récemment décédé, est déjà entré au panthéon des grands philosophes du XXe siècle, spécialiste des questions d’éthique. Mais qui était-il ?
Levinas de Marie-Ange Lescourret, éditions Flamarion, collection « Grandes Bibliographies », 23 euros.
Il aurait eu cent un ans le 12 décembre dernier. Et comme le dit Marie-Anne Lescouret, professeur d’esthétique à l’université Marc-Bloch de Strasbourg : « de gré ou de force, il fut présent, impliqué, meurtri, balayé ou actif, à chaque déchirure du XXe siècle. » D’où l’idée de lui consacrer un essai biographique.
Emmanuel Levinas (1905-2005), français d’adoption, était né en Lituanie, dans le petit village de Kovno. Fils d’un libraire et d’une pianiste, juif de confession et de culture, son avenir était pensé en russe - langue parlée à la maison, même s’il avait appris l’hébreu - jusqu’après la révolution d’Octobre, de laquelle il resta distant : « Je ne savais pas situer exactement le premier bolchevisme, la constitution des armées blanches dans le Sud, la guerre civile (...). Je ne suis pas resté indifférent aux tentations de la révolution léniniste, au monde nouveau qui allait venir. Mais sans engagement militant. » Mais après l’obtention de sa « maturité », forme de baccalauréat, et après avoir postulé vainement une place dans les universités allemandes, ses parents l’envoient à Strasbourg. Levinas y arrive en 1923. « Il a dix-huit ans. C’est un jeune homme de petite taille avec une abondante chevelure noire ondulée. Son français est pauvre et sa bourse peu remplie. » Strasbourg qui lui donnera ses premiers maîtres : Maurice Halbwachs, Henri Carteron, Charles Blondel et Maurice Pradines. Et son premier ami : Maurice Blanchot. À l’institut de philosophie de Strasbourg, Emmanuel Levinas découvre les Recherches logiques de Husserl, dont il décide d’aller suivre les cours à Fribourg. Il y passe deux semestres, mars-juillet 1928 et octobre-février 1928-1929. Quand, au cours de l’hiver 1928-1929, Husserl interrompt son enseignement pour se consacrer à la mise au point de ses oeuvres, Emmanuel Levinas s’inscrit au cours de son successeur, Martin Heidegger, dont il avait déjà lu Sein und Zeit. Avant la guerre, donc, le paysage philosophique dans lequel va se mouvoir Emmanuel Levinas jusqu’à la fin de sa vie est posé. Il soutient sa thèse de doctorat, dirigée par Maurice Pradines en 1930 : Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl. Elle est couronnée par l’Institut, et sur recommandation de Brunschvig publiée chez Vrin. « En 1931 (...), la nationalité française lui est octroyée. En 1932, il remplit ses obligations militaires, comme l’avaient fait avant lui ses professeurs de la faculté des lettres de Strasbourg. »
C’est dans cette période qu’il entre à l’administration scolaire de l’Alliance israélite universelle, créée en 1860 pour venir en aide aux juifs de tout pays. Il s’installe à Paris, près de l’école, avec sa femme qu’il a connue à Kovno et vient d’épouser. Il rencontre Jean Wahl, participe aux soirées « avant-gardistes » de Gabriel Marcel, engrange, mais ne produit que peu de textes. Éclate la guerre : « L’hitlérisme est la plus grande épreuve - l’épreuve incomparable - que le judaïsme ait eue à traverser... Ce qui donne à l’antisémitisme hitlérien un accent unique et en constitue, en quelque manière, l’originalité, c’est la situation sans précédent où il a mis la conscience juive... Le sort pathétique d’être juif devient une fatalité... Le juif est inéluctablement rivé à son judaïsme » (Paix et droit). Emmanuel Levinas est mobilisé, comme interprète pour le russe. Fait prisonnier et envoyé en captivité en Allemagne, il est protégé, quoique juif, par le statut de prisonnier de guerre. Toute la famille de Léevinas, restée en Lituanie, est massacrée. Sa femme et sa fille se réfugient chez les soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, près d’Orléans.
Après-guerre, Levinas est nommé directeur de l’ENIO (école normale israélite orientale). C’est le retour à la vie, une vie qu’il veut consacrée à la reconstruction du judaïsme et qu’il va poursuivre jusqu’en 1963, « de l’appartement au bureau, du bureau à la salle de cours, de la salle de cours à l’oratoire, de l’oratoire à l’appartement ». Emmanuel Levinas fait rayonner ses découvertes de la sagesse talmudique : au cours des leçons du shabbat matin à l’ENIO ; dans les colloques des annuels des intellectuels juifs, à partir de 1957 ; dans les publications juives. Ces écrits et communications ont été ensuite rassemblés et édités en volumes : Difficile liberté (1963) ; Quatre lectures talmudiques (1968) ; Du sacré au saint, cinq nouvelles lectures talmudiques (1977) ; l’Au-delà du verset, lectures et discours talmudiques (1982) ; À l’heure des nations (1988) ; Nouvelles Lectures talmudiques (janvier 1996). Mais, et c’est là l’originalité du penseur, cette assise retrouvée dans le texte juif coïncide avec une féconde élaboration philosophique : De l’existence à l’existant (1947) ; le Temps et l’autre (1947) ; En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger (1949). Il rédige une thèse d’État, suivant le conseil de Jean Wahl, publiée en 1961, Totalité et Infini, qui lui ouvre les portes de l’université et lui apporte la notoriété.
Le reste est mieux connu. En 1963, il est chargé de cours à Poitiers. De 1968 à 1972, maître de conférences à Nanterre, où il assiste, de loin, et un peu méfiant, aux événements de 68. Enfin, ultime consécration, il est nommé professeur à la Sorbonne de 1973 à 1976. Sa retraite effective intervient en 1979. Pendant cette période, il fait paraître : l’Humanisme de l’autre homme (1972) ; Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974) ; Noms propres (1976) ; Sur M. Blanchot (1976)... Après 1979, Levinas se consacrera à une méditation sur Dieu du double point de vue de la philosophie et de l’expérience juive. Ces derniers écrits rendent compte de cet effort : De Dieu qui vient à l’idée (1982) ; Éthique et Infini (1982) ; Transcendance et Intelligibilité (1984) ; À l’heure des nations (1988) et Entre nous (1991). Marie-Anne Lescouret rend compte avec beaucoup de précision de ce parcours hors du commun. Une précision qu’elle conjugue sur près de cinq cents pages avec un vrai talent d’écriture. Résultat : un vrai bonheur de lecture et une biographie qui est appelée à faire référence.
Jérôme-Alexandre Nielsberg
Source : L'Humanité
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