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Le Blog des Spiritualités

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Gnose, Esotérisme, Franc-maçonnerie, Hermétisme, Illuminisme, Initiation, Kabbale, Martinisme, Occultisme, Religions, Rose-Croix, Spiritualités, Symbolisme, Théosophie, et toutes ces sortes de choses...


Sur Emmanuel Levinas

Publié par Jean-Laurent Turbet sur 8 Janvier 2006, 02:32am

Catégories : #Judaïsme

Vous trouverez ci dessous deux articles consacrés à Emmanuel Lévinas, publiés récemment dans "Le Monde".Génération Levinas ? par Bernard-Henri Levy


 

Si je devais dire en quelques mots ce qui me subjugua, à la fin des années 1970, lorsque je rencontrai pour la première fois l'oeuvre d'Emmanuel Levinas, je le résumerais ainsi.

La découverte, d'abord, d'une forme de pensée juive qui, sans se laisser réduire, naturellement, à ce moralisme vide qui avait fait la vulgate, pendant un siècle, du franco-judaïsme, ne concevait la relation à Dieu que pour autant qu'elle impliquait aussitôt, dans le procès même de sa transcendance et non pas en prime ou au bout du compte, une relation vive à autrui : un judaïsme pratique, si l'on veut ; un judaïsme poétique où connaître Dieu, le révérer, c'était savoir ce qu'il faut faire et comment, au juste, le faire ; un judaïsme qui nous disait qu'il n'y a pas d'"optique" (oeil fixé sur le ciel) qui ne doive se résoudre en "éthique" (intrigue sans relâche des humains) ; un judaïsme dont je me rends compte, avec le recul, qu'il s'accordait déjà, assez bien, aux nostalgies militantes que, comme d'autres, je nourrissais.

L'idée, ensuite, d'une spiritualité qui n'avait rien à voir, soudain, avec ce que l'on entend d'habitude par "religion" : gare au sacré, disait en substance Levinas ; gare au mystère, à l'enthousiasme, aux sources de la vraie foi, à l'extase ; gare à ce culte du numineux, du superstitieux, du divin omniprésent, de l'irrationnel, qui est ce contre quoi la Révélation juive s'est insurgée, dès le premier jour, dans son projet historial de désensorcellement du monde ; le sacré ce n'est pas le saint, martelait le merveilleux Difficile liberté qui était, et reste, la plus sûre des introductions à cette oeuvre si complexe ; le sacré c'est la violence ; le sacré c'est l'idolâtrie ; il n'aurait pas fallu beaucoup pousser les textes pour leur faire dire — aubaine, là aussi, pour l'agnostique que j'étais ! — que mieux valait, à tout prendre, un sourd qui n'entend rien (sinon le troublant, désespérant, silence du divin) qu'un exalté qui entend tout, partout (le monde n'étant, pour lui, que l'intarissable écho des dieux obscurs, perpétuellement renaissants, du paganisme...).

Et puis une ontologie, enfin, Benny Lévy dira plus tard une "méontologie", dont la doctrine était : l'Etre est moins Un qu'on ne le pense ; il n'est pas cette totalité bouchée, fermée sur elle-même, saturée, que décrit sous des formes diverses, depuis Spinoza au moins, l'essentiel de la philosophie moderne ; et s'il n'est pas cette totalité, si l'hégélianisme par exemple n'a, au bout du compte, pas tant raison que ses adversaires (Bataille...) se sont résignés à le croire, c'est parce qu'il y a cette possibilité d'une Parole qui commence dans Celui qui l'énonce puis dans ceux — à la lettre, les prophètes — qui la profèrent après Lui. L'antitotalitarisme ? La sortie hors du cercle de la servitude ? Eh bien voilà. Ne cherchez plus. Avant la morale, avant la politique, avant les théorèmes d'Arendt, avant les scolies d'Aron ou de Lefort, cette proposition simple mais, alors, révolutionnaire : la Loi est plus sainte que l'événement ; toujours, en ce monde, quoiqu'en surplomb et excès de ce qu'il nous montre, existe un point d'où il apparaît que c'est le monde lui-même qui est folie, l'Histoire contresens et que le dernier mot revient à la créature comptable, responsable, libre.

EXULTATION LIBÉRATRICE

Ajouter la grande beauté de ces livres aux titres de romans, traversés par des signifiants dont on ne savait trop s'ils étaient des images, des personnages, des concepts : le "venir de face du Visage", sa "Luisance", son "Regard", le "Dire-d'Avant-le dit", l'"Hôte" et l'"Otage", la "Trouée".

Ajouter le paradoxe d'une pensée qui nous parlait hébreu mais sans cesser, bien au contraire, de nous le traduire en grec, voire en allemand : les deux langues "métaphysiques par excellence" du maître Heidegger accordées, tout à coup, à celle de la sainteté ainsi (mais n'est-ce pas la même chose ?) qu'à cette science du salut qu'était la lecture du Talmud.

Ajouter la singulière propriété qu'avait cette oeuvre de comprendre et, donc, suspendre quelques-unes des oppositions canoniques qui semblaient irrévocablement scinder le continent de la pensée juive : Levinas était-il un penseur laïque ou religieux ? fidèle à l'histoire sainte ou à la mémoire de l'Europe ? sioniste ou attaché à la mémoire douloureuse et splendide de la diaspora ? Justement. Tout cela à la fois. Car toujours la même histoire (l'histoire même de l'auteur de Autrement qu'être) de cet énigmatique point de l'Esprit à partir duquel, si l'on s'y place, ces contradictions semblent, non certes solubles, mais constitutives, ensemble, d'une exultation libératrice.

Ajouter tout cela, oui, pour comprendre le prestige d'une oeuvre où se retrouvèrent bien d'autres femmes et hommes de ma génération (je pense à Benny Lévy, alors secrétaire de Sartre) — puis encore, vingt ans plus tard, l'étonnante aventure qui fit que trois d'entre nous (les mêmes, plus Alain Finkielkraut) fondèrent, à Jérusalem, ce rare lieu de parole que fut, et demeure, l'Institut d'études lévinassiennes.

Bien des choses, alors, nous tenaient à distance.

Bien des querelles, plus que jamais, séparent aujourd'hui les survivants du trio.

Entre nous, pourtant, les lettres de feu du texte de Levinas et leur invitation, infinie, à parler.

Bernard-Henri Lévy
Source : Le Monde

L'insupportable tension entre raison et révélation
"Chemin ou obstacle ?" Par ce titre, un ouvrage de Fred Poché consacré aux relations de la philosophie lévinassienne à la théologie chrétienne résume l'ambivalence avec laquelle cette pensée se voit reçue chez certains de ceux qui se sentent défiés par son projet, d'une modernité à la fois religieuse et rationnelle.
Le christianisme moderne, notamment la théologie de la libération, a pu être ainsi séduit par le souci lévinassien de penser — après la Shoah — le rapport à la sainteté et à Dieu sur un autre mode que celui de la puissance. Dieu devient plutôt, dans ce contexte théorique, le "serviteur souffrant" dont les malheurs se substituent à ceux du pauvre, de l'affamé ou du persécuté. Mais cette conception d'un Dieu transcendant défini par la faiblesse, le manque, le vide matriciel (la "kénose") n'épuiserait pas — toujours selon l'ouvrage évoqué — les potentialités d'une incarnation, au travers de laquelle le chrétien conserverait quand même une proximité avec le Christ.

Nul doute que le contexte (le début des années 1980) dans lequel Levinas devint accessible à un public plus étendu que celui de la Sorbonne ou des colloques des intellectuels juifs se prêtait mieux à l'écoute de ce "pharisien", fier de l'être, qui s'efforça d'introduire la sagesse du Talmud dans la langue française. En 2006, dans une époque dominée par l'intégrisme et l'angoisse de la déliaison sociale qui accompagnent la montée en puissance des multiculturalismes, on peut se demander si la patience demeure intacte face à ce type de démarche.

En réalité, au fur et à mesure que cette pensée s'est révélée comme une des entreprises les plus novatrices du XXe siècle, les critiques et les tentatives de dépassement ont émané de ceux pour qui cette tension maintenue entre raison et révélation s'est avérée insupportable.

Ainsi l'idéologie d'une modernité dominée par la conception de l'individu autonome a tout pour être heurtée par un discours qualifié souvent d'"allocentrique", obsédé par l'altérité. Un discours qui considère que l'expérience morale d'autrui est fondatrice de l'être et donc revendique une "hétéronomie" la plus radicale.

RETOUR AUX TEXTES

Le philosophe allemand Axel Honneth, successeur de Jürgen Habermas à la tête de l'école de Francfort, considère que les paradigmes lévinassiens sont adaptés pour définir une morale dans des situations existentiellement sensibles. Mais ils sont inappropriés pour rendre compte des obligations envers autrui fondées sur le droit dans la mesure où celles-ci requièrent une forme d'égalité dans la relation.

D'un autre côté, les intellectuels qui se sont engagés dans la voie de l'orthodoxie juive, comme Benny Lévy, dont on vient de publier les entretiens avec Alain Finkielkraut, ont crédité Levinas d'avoir "déclenché" leur retour aux textes. Mais, pour Benny Lévy, l'idée que la dimension du divin s'ouvre à partir du visage humain renouvelle avant tout une problématique philosophique du sujet, battue en brèche par les structuralistes. Elle ne saisit pas la signification de l'"élection" d'Israël. En ce sens, Levinas serait trop philosophe et pas assez "juif".

Ceux, au contraire, que rebute la composante biblique de la pensée de Levinas s'en prennent à l'usage qu'il fait de la notion d'"élection", même si cette notion ne signifie chez lui rien d'autre qu'un surcroît de responsabilité envers autrui, qui m'"assigne" et dont je demeure l'"otage" (c'est-à-dire dont je reste l'obligé même si je n'ai commis aucune faute à son égard). L'élection désigne, chez Levinas, une expérience humaine et éthique. Non un privilège ethnique.

L'enjeu de ce débat se concentre sur la place que Spinoza occupe dans la conscience moderne. Au rebours de ceux qui érigent ce dernier en héros culturel des "Lumières radicales", Levinas n'a pas hésité, lui, à s'inscrire dans le sillage d'une autre tendance philosophique, qu'il fut longtemps l'un des rares à connaître et à représenter en France. Celle qui, à la suite d'Hermann Cohen et de Franz Rosenzweig, reprochait à l'auteur du Traité théologico-politique d'avoir occulté la dimension universaliste du message de l'Ancien testament et d'avoir réduit le judaïsme à une religion tribale et "charnelle". Possédé par un esprit "démoniaque", Spinoza se serait fait l'accusateur de sa propre foi et son rejet serait même à l'origine d'un certain antisémitisme intellectuel.

Dans deux textes de Difficile liberté (Albin Michel, 1963), "le cas Spinoza" et "Avez-vous relu Barouch ?", Levinas contesta la volonté spinoziste d'annuler l'originalité et l'universalité de la pensée juive par rapport aux Evangiles ou à la philosophie.

Marquée par la tension entre Athènes et Jérusalem, la pensée de Levinas, par les objections qu'elle soulève, témoigne en tout cas d'une des qualités principales de toute philosophie : l'inactualité.

Nicolas Weill
Source : Le Monde

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