Le Désert c’est l’ensemble des lieux cachés (grottes, ravins, forêts,...) où les protestants vont célébrer leur culte dans la clandestinité pendant plus d’un siècle d’intolérance et de persécutions à la suite de la Révocation de l’Edit de Nantes. L’année 2006 marque le tricentenaire de la mort de Pierre Bayle (1647-1706). Fils de pasteur, Bayle a fait l’expérience de deux abjurations en sens inverse au cours de ses études, la seconde le faisant « relaps », contraint par les lois du royaume de France à une vie d’exilé, dès 1670.
Cependant, pour eux, ce mot de Désert ne désignait pas simplement la réalité physique du rejet qu'ils subissaient : il était imprégné de réminiscences bibliques; quarante années durant, les Hébreux de l'Exode avaient erré dans le désert, lieu de tribulations, de tentations et de désespoirs, mais aussi lieu où s'était fait entendre la Parole de l'Eternel.(Source : Musée du Désert).
La mort en prison de son frère pasteur, puis la révocation de l’édit de Nantes en 1685, ont lancé Bayle, réfugié à Rotterdam, dans l’arène publique, même sous le couvert de l’anonymat : en philosophe et en historien, il démonte les arguments en faveur de la contrainte en matière de foi, et leur oppose un argumentaire serré en faveur de la tolérance et de la liberté de la conscience, même « errante » (1686).
Tous les écrits de Bayle - et sa vie même de fugitif - creusent cette question des devoirs et des droits de la conscience individuelle, en la portant à sa limite, autrement dit en universalisant tant la tolérance que la liberté de conscience.
« Aux héros de la liberté de conscience », pouvait-on lire sur la banderole du Musée du Désert, le jour de son inauguration en septembre 1911. C’est dire si le thème de la liberté de conscience tient à celui du « Désert », tel que les fondateurs du Musée l’ont pensé. A la vérité ceux-ci se référaient moins à la problématique du Commentaire philosophique de Bayle, qu’aux combats plus ciblés, à la même époque, de Jurieu, de Brousson, puis des camisards, revendiquant la liberté de conscience face à l’intolérance des pouvoirs civils et ecclésiastiques dans la « France toute catholique ». De fait, la révocation louis-quatorzienne a contribué à diffuser dans les pays protestants le thème de la « liberté de conscience », lancé à l’origine par Luther, comme une valeur en lien avec celle de la tolérance.
Mais l’intérêt de la thématique majeure de Bayle dépasse ce croisement historiographique avec le Musée du Désert. En effet, si les thèmes de la tolérance et de la liberté de conscience apparaissent aujourd’hui facilement consensuels, du moins en Occident, leur articulation n’est pas si aisée et révèle parfois des malentendus et des points de résistance, notamment en matière de religion.
L’Assemblée du Désert du 3 septembre 2006 donnera l’occasion de méditation et réflexions sur l’articulation entre tolérance et liberté de conscience.
La question de l’apôtre Paul y introduira : « Mais pourquoi ma liberté serait-elle jugée par la conscience d’un autre ? » (I Cor. 10, 29.
Le culte du matin, à 10h45, sera présidé par le pasteur Elian Cuvillier, professeur à la Faculté de théologie protestante de Montpellier. (intervention reproduite ci-dessous).
L'après-midi, on entendra les allocutions de Hubert Bost, professeur à l’Ecole pratique des hautes études, et de Philippe de Robert, professeur émérite à l'Université de Strasbourg II. Le message final sera donné par Vincens Hubac, pasteur de l'Eglise réformée de France. (Source : Musée du Désert).
Vu sur le site de Réforme, la prédication d'Elian Cuvillier. Il est professeur de Nouveau Testament à l’Institut protestant de théologie de Montpellier (voir ses publications):
1 Corinthiens 10,23-33 ; Romains 7,14-25
par Elian CUVILLIER
« Mais pourquoi ma liberté serait-elle jugée par la conscience d’un autre ? » (1 Co 10,29). Choisie pour illustrer le thème de cette année – « Tolérance et liberté de conscience » – cette affirmation de Paul reçoit chez nous un écho favorable. Au nom de la liberté de conscience en effet, les protestants français se sont souvent élevés, au cours de l’histoire, contre les pouvoirs qui cherchent à museler la liberté des hommes. Pouvoir des Etats totalitaires, pouvoir de l’argent, des médias, des armes, pouvoir religieux aussi dès lors qu’une confession majoritaire voudrait imposer une seule façon de croire.
Aujourd’hui cependant, dans nos pays occidentaux, la question de la liberté de conscience ne se pose plus tout à faire de la même manière. Un regard sur la société dans laquelle nous vivons conduit en effet à aborder autrement cette question. Je me contente ici de deux réflexions pour illustrer mon propos.
1. Tout d’abord un constat. Désormais la liberté de conscience et la tolérance qu’on lui associe ne sont plus prioritairement comprises, dans nos pays d’Europe, comme la possibilité pour tel groupe humain de pouvoir pratiquer la religion qu’il souhaite dans le respect des autres et d’une règle commune impliquant l’acceptation de certaines limites. Liberté de conscience et tolérance se conjuguent aujourd’hui avec un individualisme de plus en plus prononcé et expriment la volonté de chacun d’obtenir les droits qui lui permettront de s’épanouir comme il l’entend, loin des anciennes limites souvent ressenties comme autant d’entraves à la liberté individuelle et au sacro-saint « développement personnel ».
C’est ainsi que nous vivons, en Occident du moins, et aucun de nous ne voudrait revenir en arrière et se priver de cette liberté-là, même si nous sentons bien que le modèle traditionnel – qu’il soit familial, social, économique ou même religieux – est de plus en plus contesté sinon abandonné. Cette nouvelle donne ne va d’ailleurs pas sans soulever de grosses interrogations que nous commençons à peine à formuler. Ainsi, par exemple, les progrès scientifiques dans le domaine médical font-ils naître de nouvelles revendications que l’on fait directement émarger au registre de la liberté de conscience et de la tolérance : droit de mourir et de faire mourir dans la dignité, droit de procréer en dehors de l’idée même de sexualité – parfois même après sa mort ! –, droit de modifier la structure du vivant. Sans même parler de la perspective d’une forme plus ou moins avancée de clonage humain. Sommes-nous réellement libres ? Avons-nous enfin cette liberté de conscience tant recherchée où sommes nous le jouet de pressions diverses que nous ne maîtrisons pas et qui nous entraînent vers des horizons dont nous ignorons tout encore, et surtout s’ils seront véritablement porteurs de vie ?
2. D’où ma seconde réflexion qui prolonge les remarques précédentes à partir d’un autre point de vue. Depuis longtemps, en effet, les sciences humaines nous ont conduit à interroger l’idée même de liberté de conscience. Alors qu’il pense agir en individu « libre », et « autonome », c’est-à-dire alors qu’il pense être son propre fondement, être à l’origine même des règles qu’il s’est donné, l’homme occidental n’est pas aussi maître de ses actes qu’il ne l’imagine. Alors même qu’il pense décider « en conscience », c’est-à-dire selon l’expression courante : « en toute liberté », il est conditionné par toute une série d’éléments non seulement externes mais également internes à sa propre existence.
Dit autrement, alors qu’il se pense libre, il fait les choses sous la contrainte qui n’est pas qu’une contrainte extérieure (un état, des personnes, une loi « injuste ») mais qui est aussi une contrainte agissant de l’intérieur. Car nos décisions sont souvent commandées par des éléments personnels que nous ne contrôlons pas vraiment : une éducation qui nous a trop marqué, une « dette » dont nous essayons de nous acquitter, une culpabilité réelle ou imaginaire que nous traînons comme un boulet, que sais-je encore ? Alors même que nous affirmons agir au nom d’une conviction intime, par « motif de conscience », nous ignorons peut-être que nos choix sont soumis à des réalités qui nous échappent et qui interfèrent pourtant sur notre volonté. Notre conscience est souvent l’objet de pressions internes qui conditionnent nos paroles et nos actes, souvent à notre insu. Ce que certains nomment « l’inconscient » est ainsi un élément fondamental de notre agir au quotidien et interroge la revendication, au demeurant tout à fait légitime, à la « liberté de conscience ».
Il est alors temps de faire le détour par les textes de Paul que nous avons lus. Et de nous interroger : est-ce que ce que nous appelons aujourd’hui « liberté de conscience » à encore quelque chose à voir avec ce que l’apôtre Paul désigne comme « liberté » et comme « conscience » ? Pour tenter d’apporter quelques éléments de réponse, je me contenterai de deux remarques, la première sur le texte de l’épître aux Romains, la seconde sur le texte de l’épître aux Corinthiens.
1. Ce que nous rappelle d’abord le texte de Rm 7, c’est que l’homme ne naît pas libre et qu’il n’est pas libre. Pour Paul en effet, la conscience humaine est « esclave ». Esclave de ce qu’il appelle le « péché » qui, pour lui, redisons-le ici avec force, ne relève pas d’abord de la faute morale — c’est-à-dire quelque part de la volonté humaine et de la capacité supposée chez l’homme de choisir entre le bien ou le mal — mais de l’asservissement à une « puissance » qui entrave la liberté de l’individu, son « libre-arbitre » en quelque sorte. Ma conscience est conditionnée par ce qui me constitue comme individu : ma personnalité mais aussi mon éducation, mon héritage familial, mes traumatismes d’enfants. Il s’ensuit qu’elle est comme enchaînée à la pesanteur de mon existence et qu’elle ne me permet pas de juger librement de tout ce à quoi je suis confronté au quotidien. Elle peut parfois se dire libre et souveraine par rapport aux contraintes extérieures du moment. Mais certainement pas par rapport à ce qui me constitue au plus profond et qui agit en moi souvent à mon insu. Mes choix de conscience sont donc tout sauf libres et autonomes. Voilà ce que souligne avec force Paul lorsqu’il affirme : « Car ce que je produis, je ne le comprends pas. Ce que je veux, je ne le pratique pas, mais ce que je fais, c’est ce que je hais » (Rm 7,15). Y a-t-il définition plus contraire à ce que l’on appelle la « liberté de conscience » ? Notre conscience n’est pas libre. Voilà trop souvent ce que nous voulons ignorer pour ne garder de nos décisions et des actes qui en découlent que l’illusion qu’ils sont le fait de personnes indépendantes.
Il ne s’agit certes pas d’ôter la grandeur et la nécessité de décisions prises « en conscience » : elles font la dignité de l’individu et permettent aux sociétés humaines de se construire et d’évoluer. Il s’agit de les replacer dans le contexte des contraintes multiples, conscientes ou non, qui régissent toute existence humaine. Et s’il est facile de décréter que tel ou tel qui agit visiblement sous la contrainte d’un pouvoir autoritaire ou d’un dérèglement psychologique n’est pas libre, il nous est plus difficile d’admettre que l’homme occidental n’est pas plus libre que son ancêtre de l’ancien monde ou que le citoyen d’un pays totalitaire. Difficile d’admettre que sa conscience le contraint parce qu’elle est, elle-même, contrainte par des réalités le plus souvent invisibles mais si imbriquées à sa propre histoire qu’il n’est pas conscient de ces forces qui le manipulent à son insu au moment même où il pense décider de façon autonome.
2. Le texte de l’épître aux Corinthiens nous permet de prolonger notre réflexion. Ce sera ma seconde et dernière remarque. Au moment où Paul affirme que sa liberté n’a pas à être jugé par la conscience d’un autre, à ce moment précis il indique qu’à cause de la conscience de l’autre il va s’abstenir de manger ces viandes sacrifiées aux idoles qui pour lui sont cependant des viandes ordinaires. Pour Paul, la liberté de conscience n’est donc pas l’illusoire revendication d’autonomie de quelqu’un qui s’imagine décider en toute liberté sans tenir compte de son entourage et des pressions multiples qui agissent sur lui.
Car pour Paul, la liberté de conscience ne se comprend qu’à travers l’expérience d’une libération. Une libération qui, dans un même mouvement, est révélation sur lui-même et changement de dépendance. Révélation sur lui-même d’abord. Sur le « chemin de Damas », le pharisien zélé qui se croyait libre découvre qu’il est en fait au pouvoir d’une loi de mort le conduisant à vouloir conformer les autres à l’idée qu’il se fait de Dieu. Il comprend alors que sa conscience est soumise aux contraintes qu’une tradition religieuse et une histoire personnelle font peser sur lui. Changement de dépendance ensuite. Par la foi, Paul se sait désormais, non pas « autonome » c’est-à-dire fondé sur sa propre loi, ses propres règles, mais soumis à une autre souveraineté, celle de Jésus-Christ. Et ce changement a un double effet. D’une part, il le libère des anciennes contraintes – ici les interdits alimentaires – tout en le rendant conscient du fait que ces contraintes doivent être prises en compte dès lors que, pour d’autres, elles sont bien réelles. D’autre part, cette souveraineté de Christ sur sa conscience – Paul dira ailleurs qu’il est « esclave du Christ » – oriente son existence dans une direction nouvelle. Désormais, cette relation si particulière et si étroite avec l’homme de Nazareth l’entraîne du côté de la vie contre tous les pouvoirs, en lui et au dehors de lui, qui voudraient le ramener du côté de la mort, laquelle peut parfois prendre l’apparence du politiquement ou du religieusement correct, bref du consensus !
Ce que Paul exprime n’est pas sans rappeler l’expérience du jeune Luther. Lorsqu’en 1521 on le somme de renier ses affirmations réformatrices il répond : « Je suis dominé par les Écritures que j’ai citées et ma conscience est liée par la Parole de Dieu. Je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n’est ni sage ni prudent d’agir contre sa conscience ». On lui demande alors : « abandonne ta conscience, frère Martin, car la seule attitude sans danger consiste à se soumettre à l’autorité ». Luther persiste : « Me voici, je ne puis autrement. Que Dieu me soit en aide ». Au moment où Luther use de la plus grande liberté, c’est-à-dire remet en cause l’autorité du clergé et la tradition de son Église, il utilise un langage, c’est tout à fait remarquable, qui marque sa captivité : « je suis dominé par les Écritures [...] ma conscience est liée [...] je ne peux me rétracter [...] je ne puis autrement ». Luther sait que sa conscience est désormais « liée », voilà le mot important : « lié » non plus aux pouvoirs de ce monde, fussent-ils ecclésiastiques, mais à Christ. La liberté de conscience est donc bien ici, non pas autonomie, mais changement de dépendance.
La seule véritable question à poser est alors la suivante : à quoi ou à qui nos consciences sont-elles liées ? Et à question simple, réponse complexe. Nos consciences sont à la fois liées à des chaînes multiples qui entravent notre liberté. Cette expérience nous la faisons tous chaque jour. Notre « libre-arbitre » n’est souvent qu’illusion. Et cependant, par la grâce du Christ, loin de nous accabler, cette « prise de conscience » de notre captivité, peut devenir le commencement d’une authentique et véritable liberté. Car la révélation des liens multiples qui nous asservissent est d’abord le lieu d’une compassion pour nous-mêmes donc aussi pour les autres.
En outre cette révélation s’accompagne d’une promesse de libération. Une libération qui n’est pas autonomie illusoire, c’est-à-dire prétention à n’avoir désormais d’autre maître que son « libre-arbitre » et sa « conscience », mais changement de dépendance. Une libération qui nous « lie » en somme à Jésus-Christ et dont l’un des premiers effets est d’apaiser nos consciences : aucune des chaînes qui nous entravent ne peut être plus forte que le lien qui nous unit à Christ. Car c’est lui qui nous tient, et non le contraire !
Telle est la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ. Elle s’adresse à ceux qui, se sachant esclaves, attendent une parole de libération qui ne suppose aucune capacité quelconque à briser soi-même ses propres chaînes. Une parole qui s’accueille les mains vides. Cette parole nous redit que, quoi qu’il arrive, quel que soit le fardeau qui pèse sur nous, nous sommes aimés non pas à cause de la grandeur de notre conscience, mais indépendamment de tout ce que nous pouvons faire, dire, posséder ou avoir hérité !
Frères et sœurs, d’une certaine manière, l’apôtre Paul nous dit ce matin quelque chose qui va à l’encontre de ce nous aimerions entendre : il nous dit que notre conscience n’est pas libre. Il nous dit que la liberté de conscience ne nous est pas plus naturelle que la tolérance à laquelle elle est souvent associée aujourd’hui. Nous ne les possédons ni l’une ni l’autre en héritage. Elles ne sont pas des « valeurs » dont nous serions, nous protestants, sinon les propriétaires du moins des dépositaires privilégiés. Il faut au contraire que nous soyons vidés de tout ce que nous possédons ou croyons posséder pour entendre et accueillir l’Évangile libérateur. Vidés de toute prétention à la liberté de conscience et à la tolérance pour pouvoir accepter que le Christ nous « lie » à lui d’un lien plus puissant et plus solide que tout ce qui, en nous et au dehors de nous, cherche encore et toujours à nous réduire à l’esclavage et à nous faire mourir.
Voilà la surprenante Bonne Nouvelle qui nous est annoncée ce matin : Être libre, authentiquement libre, c’est avoir et savoir sa conscience liée à Jésus-Christ. Il n’y a pas d’autre Évangile !
Amen.
Elian Cuvillier est professeur de Nouveau Testament à l’Institut protestant de théologie de Montpellier.
Nous remercions M. Elian Cuvillier pour son accord à la publication de sa prédication sur le site de Réforme.
A noter
Les prédications des années précédentes sont à lire sur
museedudesert.com/index.htm
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