Entretien avec Laurent Schlumberger, pasteur et président du Conseil régional de l‘Eglise réformée de la région ouest, et à la rentrée 2006, responsable d'une Mission populaire en région parisienne. Auteur d‘un livre décapant sur le fonctionnement des paroisses réformées «Sur le seuil». Livre d‘auto-analyse, mais aussi une méthode, des pistes de changement.
Laurent Schlum, comme il aime se présenter, annonce, en 108 pages que les protestants réformés doivent bouleverser leur façon d'évangéliser : pour qui chantent-ils encore les Psaumes de la Réforme, à qui s'adresse le pasteur quand il fait ses annonces en fin de culte ? Comment les Réformés peuvent-ils garder leur identité et toucher leurs contemporains, proches ou inconnus, voisins, ou amis, en recherche de spiritualité ? Une analyse et une méthodologie. Entretien, avec un homme ouvert et pragmatique.
Arrêt aux pages : Commençons par l'auteur du livre. Qui êtes- vous ? Je sais de vous que vous êtes né en 1957 et que vous êtes actuellement Président du Conseil régional de la région Ouest de l'Eglise réformée de France. Pourriez-vous nous parler de votre parcours ?
Laurent Schlumberger : J’ai grandi dans le protestantisme, avec lequel j’ai pris mes distances… avant d’y revenir, par un cheminement et une expérience personnels. Je suis donc tombé dans la marmite du protestantisme historique étant petit, mais je m’en sens en même temps à distance, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur si l’on veut.
J’étais parti vers des études d’économie et de sociologie politiques, mais cette expérience de foi a fait naître, avec une forte et tranquille évidence, le désir d’articuler vie spirituelle, convictions personnelles et vie professionnelle. Je suis donc devenu pasteur. J’ai exercé ce ministère dans des milieux très divers, de la banlieue à la petite communauté disséminée, de l’aumônerie de prison à la responsabilité institutionnelle, de la paroisse de grande ville aux terroirs protestants ruraux. Dans quelques semaines, je rejoindrai une Fraternité de la Mission populaire évangélique. Ce sera une étape nouvelle de ce ministère qu’il m’est donné de vivre, à la fois inédite et dans la droite ligne de ce qui m’y passionne : la rencontre avec des personnes venues de tous les horizons, où se glisse toujours un invité à la fois fugace et insistant, Jésus-Christ.
Et puis, et c’est bien sûr intimement tissé avec ce que je viens d’évoquer, je suis marié et, avec Sophie mon épouse, père de trois enfants.
AAP : Décortiquons un peu le titre du livre. "Sur le seuil" et en sous-titre "les protestants au défi du témoignage". Alors, qui est "sur le seuil", à l'entrée ? Et sur le seuil de quoi ?
LS : L’Eglise existe pour ceux qui n’y sont pas. A sa source, elle est le fruit de l’appel d’un autre, le Christ ; à son estuaire, elle s’efface pour laisser place au règne de Dieu : elle est donc dans une sorte d’entre-deux. Dans cet entre-deux, elle n’est pas chargée de fournir des prestations à des membres dûment enregistrés. Elle n’a pas plus pour objectif d’augmenter ses effectifs.
Sa raison d’être, c’est de partager le message de Jésus-Christ avec d’autres, que ceux-ci se considèrent en son sein, à ses marges ou loin d’elle. C’est pourquoi l’Eglise est une sorte de communauté-limite, jamais autant à sa place que lorsqu’elle est à sa propre périphérie. Elle est appelée à être sur le seuil, c’est-à-dire en ces lieux ou ces occasions où l’on passe, où l’on se croise, où l’on fait les présentations, où l’on se rencontre à nouveaux frais.
AAP : Justement, vous partez d'un premier constat : les églises se vident, et le religieux se porte bien. De quelles églises parlez-vous ?
LS : En Occident, ce sont les Eglises dans leur ensemble qui se vident. En regardant de plus près, on observe bien sûr des contrastes importants. Certaines Eglises évangéliques ou pentecôtistes progressent –mais pas toutes et il faudrait affiner. L’Eglise catholique est dans une situation catastrophique, qui la conduit à des réorganisations fondamentales –mais qu’elle réussit souvent et qui lui dessinent peu à peu un nouveau visage. Les Eglises protestantes historiques s’érodent régulièrement –mais cette régularité cache des affaissements ici et des renouveaux frappants ailleurs.
Globalement, les Eglises deviennent de plus en plus introuvables. On a le sentiment de ne plus avoir besoin d’elles pour être croyant. C’est à la fois complètement inédit, pas faux et une chance. Mais dans ce contexte, la tentation spécifique de la petite communauté protestante, hyper-minoritaire et marquée par son histoire, c’est la tentation du pré-carré, du « club ».
AAP : A la fin de votre premier chapitre, vous opposez les spiritualités de l'épanouissement avec les spiritualités de la rupture. Pouvez-vous expliciter cette opposition ?
LS : Il existe un marché spirituel ou religieux : livres, revues, stages, communautés, voyages, réseaux, etc. Comme tous les marchés aujourd’hui, il s’adresse à l’individu sur la base consciente ou non d’une approche marketing. Cet individu contemporain prétend être seul maître à bord de sa vie (« c’est mon choix ») : les spiritualités de l’épanouissement interviendront ici, en l’encourageant à être à sa propre écoute, en valorisant son ressenti, en le confortant dans l’idée qu’il a tout ce qu’il faut en lui pour être quelqu’un de remarquable. Mais ne rien devoir à personne, c’est épuisant ; le même individu cherche donc aussi, sous d’autres aspects ou à d’autres moments de sa vie, à se rassurer, en affirmant des appartenances communautaires fortes, en revendiquant des racines qui l’agrègeront à un groupe ; c’est ce que lui proposent les spiritualités de la rupture. On trouve ces deux pôles, épanouissement et rupture, dans toutes les traditions religieuses, y compris protestantes. Ces deux voies ont de beaux jours devant elles, dans une société qui fait de la consommation individuelle la mesure de toute chose. Mais ce n’est pas une fatalité. En son cœur, le protestantisme est une alternative à cette alternative. Il réfute aussi bien l‘auto-satisfaction que l’isolement. Car il est une spiritualité de la rencontre : rencontre avec Dieu (le tête-à-tête de la foi) articulé à la rencontre avec les autres (le sacerdoce universel).
AAP : Dans votre deuxième chapitre, je comprends que l'Eglise veuille donner à es contemporains l'Evangile qu'elle a reçu. Pourquoi ces contemporains se tourneraient vers l'Eglise réformée plutôt que vers les autres églises?
LS : J’ai la conviction forte, à la fois argumentée et intime, que le message de l’Evangile tel que la Réforme l’a réinterprété, est d’une pertinence bien plus grande aujourd’hui encore qu’au XVIème siècle. J’essaie de dire pourquoi dans mon livre. Mais, pour rebondir sur la fin de votre question, c’est à mon avis bien plus à l’Eglise réformée de se tourner vers ses contemporains que l’inverse!
AAP : Quelle est pour vous la place des églises de maison, qui se développent actuellement à travers les cours Alpha ?
LS : Les cours Alpha et les nombreuses formules anciennes et actuelles imaginées selon le même principe, sont fondées sur l’importance primordiale de la rencontre. C’est ce qui fait leur pertinence. Ces lieux-là sont typiquement des lieux-seuils : à la fois au-dedans et au-dehors de l’Eglise, liant convivialité et réflexion, faisant place à l’intériorité mais dans le cadre d’un groupe, etc.
AAP : Le troisième chapitre annonce qu'il faut changer de culture d'Eglise et vous insistez sur le fait que les membres de l'Eglise s'adressent à leurs membres et ne s'adressent pas aux absents et que l'Eglise aimerait toucher. En quoi consisterait ce changement de culture qui ne nierait pas l'identité réformée ?
LS : Comme toute micro-minorité et de plus en raison de son histoire, le protestantisme historique a tendance à resserrer les rangs dans les moments de déstabilisation. C’est la tentation du « club » : s’adresser aux initiés pour se conforter entre soi. C’est pire qu’une erreur : c’est une faute. Le défi auquel le protestantisme est confronté aujourd’hui consiste précisément à rendre ses convictions, d’une pertinence inégalées je l’ai dit, accessibles aux non-initiés. Cela suppose un profond changement de style, de culture, de mode de relation à soi-même et à l’environnement, une sorte de révolution tout à fait réalisable à condition que l’on ait conscience de l’enjeu.
«Le défi auquel le protestantisme est confronté aujourd’hui consiste précisément à rendre ses convictions, d’une pertinence inégalées je l’ai dit, accessibles aux non-initiés. Cela suppose un profond changement de style, de culture, de mode de relation à soi-même et à l’environnement, une sorte de révolution tout à fait réalisable à condition que l’on ait conscience de l’enjeu.»
AAP : Vous terminez votre livre en valorisant la rencontre indivudelle comme moyen de faire passer le message évangélique. En quoi cette "rencontre" serait-elle différente d'un prosélytisme sournois ?
LS : Nos contemporains se méfient à juste titre des institutions qui prétendent prescrire ce qu’il faut croire ou faire. Mais ils cherchent, passionnément, des témoins. Voilà notre chance. Dans la rencontre personnelle, il est possible de devenir témoin, c’est-à-dire de s’exposer en exposant l’Evangile –dans le double sens du verbe. Bien sûr, le risque existe toujours de vouloir fourguer une doctrine, de chercher à faire du chiffre. L’Eglise, la communauté des frères et des sœurs, est là pour me permettre de trouver les mots pour dire les convictions dont je vis. Pour rappeler que je ne suis pas maître de la transmission, car c’est l’affaire de Dieu lui-même. Et pour me garder de ce prosélytisme sournois dont vous parlez. Car ce n’est pas cela que le Christ nous demande. Il nous appelle à être pleinement et seulement témoins. C’est-à-dire à vivre avec d’autres des rencontres qui, parfois, par grâce et sans que nous l’ayons décidé, ouvriront la voie à une rencontre avec Christ lui-même.
Entretien réalisé par écrit, Guylène Dubois, le 30 avril 2006.
(L'Arrêt aux Pages - Disclaimer)
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