Gilles Bernheim, le pari d'un judaïsme ouvert
Le nouveau grand rabbin de France est un "bosseur". Quand, à la fin de la classe de seconde, il se retrouve dans une yeshiva de Nétivot, une ville champignon plantée aux portes du désert du Néguev, au sud d'Israël, le jeune Gilles Bernheim "bosse comme un fou" pour être au niveau. Lorsque, plus tard, il mène de front des études rabbiniques et des études de philosophie, il "bosse" tard le soir et "apprend à peu dormir". A 24 ans, inscrit deux ans dans un kollel (école talmudique pour hommes mariés) à Jérusalem, il doit encore et toujours "bosser" pour satisfaire son maître d'alors, un vieillard lituanien qui mourra sous ses yeux, en pleine leçon.
Ce goût de l'étude et de l'écriture a fait de ce quinquagénaire savoyard passionné de ski l'un des intellectuels les plus en vue du rabbinat de France. Ses parents, Alsaciens originaires d'Europe de l'Est, l'auraient plutôt vu médecin ; lui-même a songé devenir professeur de géographie. Mais l'éducation orthodoxe qu'il a reçue et les rencontres successives avec des rabbins ou des enseignants "lumineux et attentifs" l'ont encouragé dans la voie rabbinique. "J'ai côtoyé un rabbin qui faisait du théâtre ; j'ai alors compris que l'on pouvait devenir rabbin sans abandonner ses passions d'enfant", explique ce sportif, pour qui aujourd'hui encore "godiller dans la poudreuse reste aussi naturel que respirer".
Son père, commerçant en bois, "montagnard peu érudit", et sa mère, enseignante de mathématiques, "cérébrale et cultivée", étaient de stricts observants. Raison pour laquelle ils se sont installés à Aix-les-Bains, ville de Savoie qui constituait dans les années 1950 un centre juif orthodoxe réputé. "Mon frère et moi étions scolarisés dans l'enseignement public. Le samedi, nous allions à l'école, mais nous restions les bras croisés", se souvient-il, joignant le geste à la parole. "Pour nous conformer aux règles du shabbat, nous n'avions le droit ni d'écrire ni de porter quoi que ce soit", explique-t-il dans un sourire. Seuls les jours de Kippour (jour du Pardon) et de Rosh Hashana (Nouvel An) étaient chômés pour les petits Bernheim.
Le futur rabbin naît donc à Aix-les-Bains, où il vit jusqu'à l'âge de 14 ans, année de la mort de son père et de la première cassure dans une vie qui en connaîtra d'autres, aussi douloureuses. "On dit souvent que je suis froid et distant, mais j'ai traversé des choses dures", explique sobrement le grand rabbin. "Ces épreuves m'ont jeté dans les études et donné une capacité d'écoute aux difficultés des autres. Je vois comme une parole thérapeutique dans le commentaire talmudique que je livre lors de mes enseignements", théorise le religieux marié à une psychanalyste, tout aussi pratiquante que lui, mère de ses quatre enfants.
Le ton cassant qu'il adopte parfois, tout en dévisageant son interlocuteur d'un regard bleu pâle et appuyé, a aussi contribué à forger auprès de ses détracteurs une réputation d'arrogance qu'il semble ne pas comprendre. La précision qu'il demande en toute chose, son souci de comprendre et d'être compris, sa manière de chercher dans un silence le mot juste, puis d'énoncer une idée d'une traite dans une diction impeccable n'incitent pas à l'approximation.
"Il intellectualise tout à l'excès", jugeait son concurrent Joseph Sitruk quelques jours avant l'élection au grand rabbinat. "Il ne nous trouve pas assez cultivés à son goût", regimbe un rabbin, qui préfère garder l'anonymat. "Je travaille avec les gens en fonction de leurs vertus et de leurs compétences", précise, lapidaire, le grand rabbin. Le cardinal Philippe Barbarin y voit, lui, une qualité : "Il ne fait jamais dans la démagogie." L'archevêque de Lyon, avec qui il a cosigné un ouvrage Le Rabbin et le Cardinal (Stock, 2007), souligne "les qualités intellectuelles de cette belle figure d'humanité, attentif à la vie sociale, homme de Dieu, de prières et d'études".
Le respect des rites et de la loi juive est central dans la vie de Gilles Bernheim. Aussi les attaques sur son supposé "libéralisme" en matière religieuse l'agacent-elles au plus haut point. "Dans le judaïsme, un libéral est quelqu'un qui suit moins qu'un orthodoxe les commandements juifs : ce n'est pas mon cas", insiste le rabbin. Durant la campagne qui l'a opposé au grand rabbin Joseph Sitruk, il a dû sortir de sa réserve naturelle, "prouver" son orthodoxie, celle de sa femme, "qui porte une perruque du matin au soir", de ses enfants, "qui ont tous suivi une année d'études de la Torah avant de commencer leurs études" et dont deux vivent en Israël. Il a dû redire que les conversions "généreuses" du courant libéral, qui se montre moins regardant sur la filiation des convertis, butaient de toute façon "sur la loi religieuse". "Est juif celui qui a une mère juive", défend-il en toute orthodoxie, au risque de décevoir les familles mixtes, de plus en plus nombreuses, dont certains membres restent exclus du judaïsme. Joseph Sitruk lui-même a reconnu que "le débat n'(était) pas là". "Pour certains juifs, est libéral celui qui est cultivé, celui qui ne pense pas à Dieu toute la journée et qui a d'autres curiosités", regrette Bernheim l'érudit, qui ne partage évidemment pas cette conception.
Une frange de la communauté lui a aussi reproché de trop en faire dans le dialogue avec les chrétiens. Sur ce sujet-là aussi, le rabbin posé est capable de sortir de ses gonds. "Pour moi, le dialogue judéo-chrétien est une discussion pied à pied sur la résurrection, la christologie. Mais le fait est que beaucoup de rabbins pensent encore que Jésus est un hérétique qui méritait la mort", déplore celui qui persiste à dire que, "sur les trente-trois premières années de Jésus, il n'y a rien d'irréparable entre juifs et chrétiens ; ce sont ses deux derniers jours et après qui nous éloignent pour toujours". En dépit des critiques, celui qui est aussi le vice-président de l'Amitié judéo-chrétienne de France assure qu'il continuera sur cette voie, convaincu qu'"un axe intelligent de dialogue entre juifs et chrétiens" doit servir d'exemple à l'islam, dont "le pire ennemi est l'islamisme".
Mais c'est bien une voix juive qu'il souhaite faire entendre, dans la communauté comme à l'extérieur. En philosophe et en talmudiste rompu à l'argumentation, le nouveau grand rabbin ne devrait pas se priver d'intervenir dans les débats de société. "Ce n'est pas parce que les rabbins sont contre l'euthanasie ou le pacs que nous devons considérer leurs partisans comme des ennemis mortels. Au contraire, c'est à ceux-là qu'il faut que je donne à penser", explique le religieux. La pensée, moteur infatigable du grand rabbin-philosophe.
Parcours
1952
Naissance à Aix-les-Bains (Savoie).
1978
Début d'exercice rabbinique auprès des étudiants à Paris.
1997
Nommé rabbin de la synagogue de la Victoire à Paris.
2002
Publie "Le Souci des autres. Au fondement de la loi juive", chez Calmann-Lévy.
2008
Elu le 22 juin grand rabbin de France.
Nouveau Grand rabbin de France, Gilles Bernheim prône un judaïsme ouvert sur la société
Epilogue d'une campagne électorale longue et tendue, cette élection marque un réel changement de style et d'approche à la tête du judaïsme religieux en France. Le grand rabbin d'origine tunisienne, charismatique et chaleureux, ancré dans un judaïsme orthodoxe et centré sur la communauté juive, laisse la place à un religieux originaire de l'est de la France, volontiers professoral, tout aussi orthodoxe mais plus ouvert sur la société et les autres religions. "Les grands électeurs ont compris que l'aura de Joseph Sitruk ne suffisait plus et qu'il fallait se mettre au travail. Ils ont trouvé en Bernheim un candidat pour cela", analyse Martine Cohen, sociologue spécialiste du judaïsme. "Son élection marque aussi le retour à un judaïsme franco-français, qui réaffirme l'enracinement des juifs de France, par rapport à une orthodoxie davantage branchée sur Israël", ajoute-t-elle.
DIALOGUE AVEC LES CHRÉTIENS
Pour nombre de juifs, pratiquants ou non, le grand rabbin Gilles Bernheim, responsable de la synagogue de la rue de la Victoire, à Paris, incarne un franco-judaïsme qui s'est dilué au cours des vingt dernières années. "Les règles concernant la loi juive doivent être pensées par un homme qui vit en France et qui parle français, sinon chacun se tourne vers son maître, et cela atomise la communauté", expliquait-il devant les amis du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), le 5 juin. "Le judaïsme orthodoxe doit avoir la sensibilité sociologique du pays", insistait-il. L'une de ses priorités consiste à faire de l'école rabbinique de Paris "un pôle de rayonnement du judaïsme orthodoxe en France". Il veut y introduire une formation en sciences humaines.Celui qui se considère désormais comme "le rabbin des rabbins" s'est engagé à les soutenir, notamment ceux qui exercent en province, "terre de désertification du judaïsme", et à mieux organiser le déroulement de leur carrière. Agé de 56 ans, il envisage de limiter celle du grand rabbin de France à deux mandats de sept ans ou un de dix ans et s'attellera à cette réforme dès sa prise de fonction, le 1er janvier 2009. "Les postes à vie favorisent le clanisme", juge-t-il.
Cet auteur prolixe espère poursuivre un travail d'écriture et porter une parole dans lesquels puisse se retrouver un
public juif et non juif. Il continuera à dialoguer avec les chrétiens, un engagement ancien et, à ses yeux, "essentiel", qui lui a valu de vives critiques d'une partie de la
communauté juive durant la campagne. Soucieux de faire entendre une "voix juive", il s'est engagé à intervenir dans les débats de société et à tenir son rôle de représentation auprès
des pouvoirs publics.
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