Le scénario d'un Iran nucléaire
par Jacques AMALRIC
Mieux vaut parler, même à des sourds, que rompre. C'est en vertu de ce vieil adage de la diplomatie, que les responsables de la «troïka» européenne (Berlin, Londres et Paris) se sont rendus hier à Vienne pour reprendre leurs discussions avec les responsables du programme nucléaire iranien. Des discussions dont personne n'attend le moindre développement positif, tant l'Iran du président Mahmoud Ahmadinejab paraît décidé à accéder au rang de puissance nucléaire régionale. Le nouveau négociateur de Téhéran, Ari Larijani, ne vient-il pas de mentionner le cas de la Corée du Nord, qui louvoie avec habileté depuis 1994 tout en poursuivant ses efforts pour se doter d'armes nucléaires et de missiles capables de les transporter, comme l'exemple à suivre ?
Un seul fait suffit à illustrer l'embarras des Européens : les discussions avaient été interrompues avec l'Iran au mois dernier, après que Téhéran a repris, malgré ses engagements antérieurs, le processus de conversion de l'uranium, étape préalable à son enrichissement et indispensable à la militarisation nucléaire. Or, rien n'a changé, depuis lors, dans le comportement de Téhéran. Bien au contraire, si l'on en juge par quelques informations des derniers mois. N'a-t-on pas appris, au cours des dernières semaines que Téhéran avait repoussé une offre de Moscou consistant à procéder à l'enrichissement de l'uranium iranien dans des installations russes avant d'en contrôler l'usage qu'en ferait le régime des mollahs ? Que l'Iran s'apprêtait, malgré les timides mises en garde de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), à «convertir» cinquante tonnes supplémentaires d'uranium ? Que l'Iran vient de tester avec succès un missile Shahab de troisième génération, construit avec l'aide de la Corée du Nord, pouvant atteindre aussi bien Ankara que Karachi, Tel-Aviv que Riyad ? Que l'Iran s'était procuré, dès 1987, grâce à la filière pakistanaise, des «recettes» permettant de fabriquer certains éléments de l'arme nucléaire, notamment le moulage et l'usinage de demi-sphères d'uranium métal dont on devine aisément l'usage ?
Cette date lointaine (1987) suffit à rappeler que les ambitions nucléaires de Téhéran ne remontent pas à quelques années. En fait, c'est la seule partie du programme de modernisation de feu le shah d'Iran que l'imam Khomeiny ait repris à son compte. Mais ce dossier prend aujourd'hui une dimension d'autant plus critique que le président Ahmadinejab a multiplié depuis plusieurs semaines les provocations. Cela a commencé lors de l'Assemblée générale des Nations unies, lorsque Mahmoud Ahmadinejab, fraîchement entré en fonction, a prononcé un discours extrêmement dur après avoir imploré le retour du Mahdi, «l'imam caché», disparu en 941 et qui doit revenir pour instaurer la société islamique idéale. Et s'est poursuivi fin octobre lorsqu'il a demandé qu'Israël soit «rayé de la carte du monde» et que «quiconque reconnaît Israël brûle dans les flammes de la colère de son propre peuple». Quelques jours plus tard, après avoir procédé à une purge de la haute fonction publique et du personnel diplomatique, le président qualifiait l'Etat hébreu de «tumeur», donnant raison aux révisionnistes qui mettent en cause la réalité de l'Holocauste et suggérant de transférer «le régime sioniste» en Allemagne ou en Autriche. Une apologie de la théorie du choc des civilisations, «bataille historique qui a commencé il y a des centaines d'années entre le monde de l'arrogance mondiale et le monde de l'islam».
Cette claire violation de la Charte des Nations unies (menacer un pays membre d'anéantissement) n'a valu jusqu'à présent à l'Iran que des condamnations indignées de la part des Occidentaux, la discrète réprobation de Moscou et le silence des capitales arabes, dont plusieurs (l'Egypte et la Jordanie) ont pourtant reconnu l'existence d'Israël et ont été ouvertement vouées aux gémonies par Mahmoud Ahmadinejab. Tant de prudence, confirmée par les hésitations des Européens à déférer l'Iran devant le Conseil de sécurité pour la violation de ses engagements en matière nucléaire, ne peut que confirmer le président ultraconservateur dans des positions extrémistes qui devraient, selon lui, étouffer le mécontentement de la population iranienne.
Le président, en effet, n'a pu tenir aucune des promesses sociales et démagogiques de sa campagne et cherche manifestement, par la surenchère nationalistiquo-religieuse, à faire taire ses opposants. Il y est d'autant plus enclin, qu'il estime (à raison) que le contexte international lui est favorable : empêtrés en Irak, les Etats-Unis, malgré les discours guerriers de certains néoconservateurs, savent fort bien que Téhéran peut encore leur compliquer la tâche par ses connexions avec la communauté chiite. L'Iran dispose d'autre part de la même capacité de nuisance au Liban, via le Hezbollah. Autres atouts précieux en cas de saisie du Conseil de sécurité : les demandes énergétiques, notamment de la part de la Chine et de l'Inde, mettent Téhéran à l'abri d'éventuelles sanctions économiques occidentales. Et l'Iran peut toujours compter sur la compréhension de Moscou, grand fournisseur d'armes et de d'équipement nucléaire. Suite probable du scénario : un Iran nucléaire qui incitera l'Arabie Saoudite et l'Egypte à suivre la même voie et une intrusion, via Israël qui dispose déjà de l'armement nucléaire, de la dissuasion dans tout le Moyen-Orient. Car le programme nucléaire iranien paraît trop avancé, dispersé et camouflé dans des installations souterraines, pour faire l'objet d'une attaque préventive du genre de celle menée en 1981 par Israël contre le réacteur irakien Osirak.
Source : Libération
Commenter cet article