par Denis Sieffert
Le centenaire de la grande loi laïque de 1905, instituant la séparation des Églises et de l’État, est plutôt discret. La question, posée sous des formes nouvelles, constitue en effet en 2005 un sujet politique et social ultrasensible. Il s’agit de l’intégration de l’islam au compromis laïque, mais aussi, et peut-être surtout, de la lutte contre la privatisation de la société.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le centenaire de la grande loi de Séparation des Églises et de l’État ne donne pas lieu à des fastes particuliers. Il y aura bien, le 10 décembre, une manifestation à l’appel d’une cinquantaine d’associations, mais beaucoup et non des moindres manquent à l’appel. La Ligue des droits de l’homme, le Mrap, et même la Ligue de l’enseignement (1), notamment, en seront absents. Cela n’est guère étonnant d’ailleurs si l’on considère que les organisateurs de la manifestation sont les plus intransigeants (ou dogmatiques ?) dans la définition et surtout dans l’application de la laïcité (2). Pour le reste, chacun célébrera l’événement dans son coin. Colloques et débats se succéderont comme si l’on avait voulu éviter de rouvrir la boîte de Pandore.
C’est que l’actualité n’a pas attendu l’heure des commémorations. L’âpre débat sur le voile islamique, à la rentrée scolaire 2003, puis la controverse sur la loi de mars 2004 interdisant le port ostensible de signes religieux à l’école ont laissé des traces encore vives. Le port du voile résulte-t-il d’une volonté prosélyte ? Son sens est-il religieux ou politico-religieux, ou symbole d’oppression de la femme, ou tout à la fois ? Est-il consenti, voulu ou imposé ? Sur tout cela, la nouvelle loi a tranché, apportant une réponse simple à des questions complexes et tenant très peu compte des évolutions de notre société.
La réponse apportée a surtout souligné une évidence : il n’y a pas de laïcité supra-historique, échappant aux couleurs du temps. L’apparition d’une « affaire » de hijab dans un collège de Creil, en 1989, avait certes fait débat. Non pas tant parce que des jeunes filles portaient le hijab que parce qu’un proviseur avait résolu de l’interdire dans son école. Mais le conflit n’a pas donné lieu au séisme politico-social qui a secoué la France quinze ans plus tard. C’est qu’entre-temps le monde avait bien changé. Les attentats du 11 septembre 2001 avaient provoqué un traumatisme dans l’opinion française. Le double amalgame entre le terrorisme et l’islamisme et entre l’islamisme et l’islam avait bouleversé la psychologie collective. De sorte que la question en soi essentielle de la prise en considération de l’islam dans le paysage français a été posée de la pire des manières.
La méfiance à l’égard de l’islam a accentué un malaise au sein de notre société. Elle a aussi éclipsé un autre aspect de la bataille laïque, et un péril plus redoutable peut-être, mais infiniment plus difficile à affronter pour notre classe politique. Depuis une vingtaine d’années, nous assistons à un envahissement général de la sphère publique par des intérêts économiques privés. La sacro-sainte neutralité de l’État ne peut plus se penser seulement en termes de résistance à la religion. L’État lui-même, qui est l’acteur décisif du compromis laïque, est affaibli. Et la laïcité, qui est étroitement liée à la notion d’égalité, est attaquée par le démantèlement des services publics qui sont le garant de l’unicité territoriale.
Dans le monde libéral de l’inégalité et de l’exclusion, le principe laïque est d’abord menacé par l’ampleur de la crise sociale. La marginalisation sociale, le chômage, la ghettoïsation renforcent naturellement les replis identitaires. La religion peut être l’une de ces manifestations de repli et de résistance individuelle et communautaire à la crise. Le paradoxe du combat laïque serait de s’attaquer aux conséquences de la crise, c’est-à-dire en grande partie à ses victimes, plutôt qu’à ses causes. La façon dont certains courants de la gauche se sont emparés du symbole du voile islamique, alors même qu’ils sont devenus très timides, pour ne pas dire inexistants, dans le combat contre le libéralisme économique, a sans doute contribué, en 2004, à brouiller les pistes. Et à faire tomber parfois le combat laïque, ou supposé tel, dans le piège ethnico-religieux. Au risque d’identifier la laïcité à la « religion » de l’ethnie blanche, judéo-chrétienne, en guerre contre l’islam.
Incontestablement, cette instrumentalisation de la laïcité, minoritaire, a existé. Il suffit pour s’en convaincre de voir l’évolution récente de certains de ceux qui ont le plus bruyamment invoqué la laïcité, et plaidé pour l’interdit. Les propos d’Alain Finkielkraut (voir Politis n° 877) sont à cet égard significatifs de l’usage qui peut être fait des idéaux laïques. La laïcité ne peut pas être le déguisement idéologique de ceux que le métissage de nos sociétés révulse.
Il n’en reste pas moins vrai que l’islam pose de nouvelles questions à la laïcité, et réciproquement. Les réponses ne peuvent pas être une simple transposition du combat contre le catholicisme de la fin du XIXe siècle. Dans l’islam, la religiosité, dans les mots, dans les gestes, dans les références, est plus présente dans la vie courante, et moins « clivée » d’avec les manifestations du culte. Il s’y ajoute que la religion a souvent été, en tant qu’expression identitaire, un ancrage dans la résistance aux puissances coloniales. Il n’est point besoin de développer ici pour comprendre que la violence de l’interdit laïque, ou supposé tel, n’a pu que provoquer des blessures parfois muettes mais bien réelles. Notre société gagnerait à prendre en compte toutes ces données, à la fois sociales et d’histoire récente, si elle ne veut pas que la laïcité soit vécue par une partie de la population comme un interdit. Symboliquement, il s’agit toujours de faire entendre, au-dessus de toute autre interprétation, les premiers mots du premier article de la loi de 1905 : « La République assure la liberté de conscience. »
Lire l’ensemble de notre dossier dans Politis n° 878
(1) La ligue de l’enseignement entend néanmoins fêter dignement le centenaire de la laïcité. À côté d’une exposition itinérante, d’un livre (le Guide pratique de la laïcité) et d’un fascicule (Laïcité, nous écrivons ton nom), la Ligue édite deux DVD. Le premier est un docu-fiction retraçant les débats parlementaires, le second contient des entretiens avec 31 personnalités françaises, dont Marie-George Buffet, Jean-Pierre Chevènement et François Bayrou.
(2) Les signataires réunis sous le label « Comité de liaison de l’Appel aux laïques » représentent 50 organisations et obédiences. « Pourquoi 50 ? », demandent-ils dans leur texte, avant de proposer cette étrange réponse : « Ce chiffre, et son triple, est le symbole de l’infini chez les Celtes. » Il ne manquait plus dans le débat que cette invocation d’une référence celtique !
Sources
Si vous voulez avoir un aperçu déjà très complet de la question, reportez-vous au remarquable numéro de la revue Histoire, « Dieu et la politique, le défi laïque », n° 289, dejuillet-août 2004. Mais si vous voulez tout savoir sur la laïcité, depuis la nuit des temps, vous pourrez lire et consulter la somme publiée par Benoît Mély (voir notre bibliographie p.15). Ce travail, réalisé par un agrégé de lettres, militant laïque, disparu l’an dernier à l’âge de 52 ans, a le mérite d’ouvrir le sujet sur d’autres pays comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Italie. C’est l’ouvrage de référence.
Source : Politis
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