Je viens de retrouver, dans le tome 33 de « La Revue des Deux Mondes », datant de 1879, un texte écrit par un opposant à la Commune de Paris.
Il décrit – dans le détail - la célèbre manifestation du 29 avril 1871 au cours de laquelle les francs-maçons parisiens favorables à la Commune défilèrent avant de déposer leurs bannières sur les barricades.
Voici ce texte que vous lirez avec intérêt avant les célébrations du 1er mai au mur des fédérés à paris.
I. — La manifestation des Francs-Maçons.
Malgré ses fanfaronnades, ses proclamations et les ordres du jour où elle affichait la certitude de vaincre, la commune était loin d’être rassurée. Elle se savait battue partout, sur les champs de bataille aussi bien que dans l’opinion publique. Elle avait beau chanter victoire, les jours de son existence étaient comptés ; elle ne l’ignorait pas. Aussi ne repoussait-elle aucune des interventions qui s’offraient, dans l’espoir de parvenir à traiter avec ce gouvernement de Versailles qu’elle affectait de mépriser si fort, mais dont elle connaissait la puissance et dont elle redoutait l’action prépondérante. Il est donc fort probable que c’est elle qui, par ses membres affiliés, mit en œuvre la manifestation maçonnique, manifestation restreinte à laquelle on essaya de donner un caractère menteur d’universalité et dans laquelle le gouvernement de l’Hôtel de Ville comptait plus d’un adhérent. En un mot, elle tenta de compromettre la maçonnerie tout entière et de la rattacher à la commune. Il est inutile de dire qu’elle échoua en ceci comme en toutes choses, car sa courte et trop longue domination sur Paris ne devait être qu’une suite de déceptions pour elle-même et de désastres pour la population.
Dès le 11 avril, quelques francs-maçons, agissant individuellement, s’étaient rendus à Versailles, afin de reconnaître s’il n’y aurait pas lieu de faire une sérieuse tentative de conciliation. M. Thiers les accueillit avec courtoisie, approuva leur conduite, loua les efforts qu’ils faisaient pour mettre fin à la guerre civile, mais ajouta, — un peu ironiquement sans doute, — que c’était à la commune et non pas à lui qu’il fallait prêcher la paix ; que cette paix, il était prêt à l’accorder, aussitôt que l’insurrection aurait déposé les armes, fait acte de soumission et reconnu le gouvernement légal de la France. M. Thiers leur fit observer, en outre, qu’ils n’étaient munis d’aucun mandat régulier et qu’il les avait reçus parce qu’il ne se refusait de dire à personne quelles étaient ses intentions et sa ferme volonté. Les francs-maçons, qui s’étaient délégués eux-mêmes, revinrent un peu penauds et rendirent compte à leurs loges. Celles-ci convoquèrent les membres des ateliers pour nommer une commission qui définirait le mandat dont les délégués devaient être officiellement chargés. C’est alors que les T. C. F. de la commune interviennent et imposent un mandat impératif qui est accepté par les délégués dans la séance du 21 avril : « 1° Obtenir un armistice pour l’évacuation des villages bombardés ; 2° demander énergiquement à Versailles la paix basée sur le programme de la commune, le seul qui puisse amener la paix définitive. » En ne repoussant pas immédiatement ce mandat, les francs-maçons cessaient d’être des intermédiaires et devenaient les alliés de la commune. Il était facile d’obtenir la suspension d’armes spécialement réclamée pour Neuilly, car la Ligue d’union républicaine l’avait déjà demandée, et avait à cet égard reçu des promesses qui devinrent bientôt une réalité ; mais exiger que l’assemblée nationale adoptât « le programme de la commune, » c’était dépasser ce que le bon sens autorisait et ce que le patriotisme pouvait permettre. Les délégués purent s’en apercevoir à la réception que M. Thiers leur réservait.
Jamais homme d’état ne fut plus accablé de soins et de soucis que M. Thiers à ce moment. Il dirigeait tout, assumant sur sa tête avec une énergie juvénile la responsabilité du grand acte qui devait faire rentrer la France en possession de sa capitale. Non-seulement il menait l’œuvre d’ensemble, mais il n’était si mince détail qui ne l’occupât et dont il ne voulût être instruit. Ramener les prisonniers d’Allemagne, reconstituer l’armée, donner l’impulsion à tous les ministères, travailler directement avec les chefs de service, être en rapport constant avec la commission des quinze qui, législativement placée près de lui pour l’aider, ne faisait souvent qu’entraver son initiative et diminuer son pouvoir ; paraître incessamment devant une assemblée inquiète, impatiente, qu’il fallait calmer, gourmander, raffermir, exciter ou distraire ; écouter tous les faiseurs de projets, entretenir avec Paris insurgé des relations occultes, nourrir les troupes allemandes, activer les négociations pour la paix encore indécise, ne décourager aucune espérance et n’encourager aucune ambition, c’était un labeur effroyable sous lequel tout autre peut-être eût succombé et que ce frêle vieillard supporta avec une fermeté sans égale. Il eût été naturel qu’au milieu de ces préoccupations poignantes et multiples, avare de son temps dont chaque minute était précieuse, M. Thiers refusât de recevoir une délégation sans autorité, dont les propositions connues d’avance ne pouvaient être que repoussées. Il n’en fut rien ; sur la demande de M. Jules Simon, la députation d’un certain nombre d’ateliers de quelques loges de Paris fut admise, le 22 avril, quoiqu’elle se présentât une heure après le moment indiqué pour l’audience. M. Thiers écouta les observations qui lui furent faites, il ne sourcilla pas, même lorsqu’on lui proposa la paix à la condition d’accepter le programme de la commune ; puis avec une froideur voulue et calculée, car elle n’était guère dans ses habitudes un peu remuantes et souvent expansives, il répondit simplement qu’il avait pour premier devoir de défendre l’assemblée nationale envers et contre tous et qu’il saurait n’y point faillir.
Si les francs-maçons délégués étaient restés fidèles à leur devise pacifique, ils se le seraient tenu pour dit et en seraient restés là. Leur intervention toute fraternelle, tout humanitaire, déjà détournée de son principe par l’adoption du programme de la commune, avait échoué et ne pouvait aboutir à aucun résultat ; ils auraient dû le comprendre et ne point essayer d’entraîner la totalité de la franc-maçonnerie dans la guerre civile.
Le 24, les délégués, irrités de l’accueil qu’ils avaient reçu, firent le récit de leur mésaventure et convoquèrent pour le 26 avril une assemblée plénière de tous les francs-maçons présents à Paris. C’est alors que la commune s’empare, non pas de la franc-maçonnerie, mais du groupe libre penseur et dissident qui s’arrogeait le droit de la représenter.
Au-dessous de la convocation on lisait la déclaration suivante : « En présence du refus du gouvernement de Versailles d’accepter les franchises municipales de Paris, les francs-maçons réunis en assemblée générale protestent et déclarent que, pour obtenir ces franchises, ils emploieront, à partir de ce jour, tous les moyens qui sont en leur pouvoir. »
Plusieurs délégués avaient sagement refusé de signer cette provocation, entre autres M. Ernest Hamel, le plus connu d’entre eux. Il pouvait convenir, en effet, à quelques hommes honorables d’intervenir dans une œuvre de conciliation, mais ils répudiaient énergiquement, par le seul fait de leur abstention, toute part, même indirecte, prise à la révolte.
L’affiche était à peine placardée que les protestations se produisirent de toutes parts, individuelles ou collectives. Un vénérable écrit : « Dans la voie nouvelle où s’est engagée la réunion maçonnique, il m’est impossible de la suivre. Il ne s’agit plus de conciliation ; on a délaissé le but humanitaire et patriotique que l’on poursuivait d’abord. »
Le Grand-Orient de France, par les membres du conseil de l’ordre, déclare « que la réunion générale de tous les représentants des ateliers de l’obédience, régulièrement convoqués, a seule le droit de prendre le titre d’assemblée générale de la maçonnerie française, qu’en conséquence la franc-maçonnerie du Grand-Orient de France ne se trouve nullement liée par la résolution prise ; car celle-ci n’engage que les maçons qui y ont personnellement adhéré. »
Il était impossible de recevoir un désaveu plus catégorique ; les délégués savaient bien qu’ils ne représentaient pas la franc-maçonnerie et qu’ils ne représentaient qu’eux-mêmes ; la commune le savait bien aussi, mais c’était là une excellente occasion de faire un peu de tapage, d’organiser un défilé théâtral, d’abuser la population parisienne et de mentir une fois de plus ; cette occasion, elle se garda bien de la laisser échapper.
Le 26, environ mille huit cents maçons se réunirent dans le théâtre du Châtelet ; selon l’usage, on nomma un orateur. C’était un député, — il l’est encore, — qui appartenait au rite écossais. La résolution adoptée fut criminelle : « Ayant épuisé tous les moyens de conciliation avec le gouvernement de Versailles, la franc-maçonnerie est résolue à planter ses bannières sur les remparts de Paris, et si une seule balle les touchait, les frères maçons marcheraient contre l’ennemi commun. »
On fit plus, on se rendit en corps à l’Hôtel de Ville pour faire part à la commune de cette résolution. Les membres de la commune descendirent au-devant des délégués de la maçonnerie, pour les recevoir dans la cour d’honneur. Il faut dire que ces délégués représentaient la maçonnerie de France à peu près comme le groupe d’étrangers, conduit par Anacharsis Clootz à la convention, avait représenté « le genre humain. »
L’orateur de la manifestation s’appelait Thirifocq ; il dit : « Depuis que la commune existe, la franc-maçonnerie a compris qu’elle serait la base de nos réformes sociales. C’est la plus grande révolution qu’il ait jamais été donné au monde de contempler. Si au début du mouvement les francs-maçons n’ont pas voulu agir, c’est qu’ils tenaient à acquérir la preuve que Versailles ne voulait entendre aucune conciliation. Comment supposer, en effet, que des criminels puissent accepter une conciliation quelconque avec leurs juges ? .. » Ce fut une explosion de bravos et de cris : a Vive la commune ! vive la franc-maçonnerie ! vive la république universelle ! » — La commune était très fière ; depuis qu’elle campait à l’Hôtel de Ville, c’était la première fois que quelque chose venait la féliciter.
Jules Vallès offrit son écharpe rouge au frère Thirifocq, qui l’accepta et déclara que « cet emblème resterait dans les archives de la franc-maçonnerie en souvenir de ce jour mémorable. » Lefrançais parla, Allix parla aussi et ne fit pas allusion aux escargots sympathiques ; un vénérable de la rose écossaise annonça que la commune était le nouveau temple de Salomon. Avant de s’éloigner, la députation attacha l’écharpe de Jules Vallès à sa bannière et reçut un drapeau rouge. Puis, après « deux triples batteries aux rites français et écossais, » on se sépara en s’ajournant au samedi 29 avril, pour faire une grande manifestation et mettre le gouvernement légal en demeure de capituler. Les communards ne se tenaient pas de joie ; Jules Vallès écrivit dans le Cri du peuple : « C’est la défaite de Versailles. »
Les convocations furent faites ; celles du Grand-Orient par voie d’annonce dans les journaux ; celles du rite écossais par lettre individuelle d’une rédaction singulièrement emphatique : « T.*. G.*. F.*., vous êtes invité à vous rendre… pour accompagner votre bannière qui, représentant la fraternité des peuples, va par sa présence protester contre la tyrannie et assurer aux générations futures l’avenir de la liberté. » Le rite de Misraïm ne fut point officiellement appelé ; il ne fut représenté que par une dizaine de délégués dont l’un portait la petite tenue de sous-lieutenant d’infanterie.
Le rendez-vous était fixé pour neuf heures du matin, et indiquait la cour du Louvre. Chaque loge avait sa bannière ; chaque membre de l’atelier a revêtu les insignes de son grade. Les chevaliers rose-croix ont au cou le cordon rouge, les chevaliers Kadoches ont en sautoir l’écharpe noire frangée d’argent. J’étais là ; j’avais voulu me rendre compte de l’importance de cette manifestation. Je me trouvais placé près d’un peintre de talent, nous causions ; nous regardions ces bannières de toutes couleurs où s’étalaient des devises de fraternité qui avaient bien peu de raison d’être en ce moment ; les étendards, les écharpes, les tabliers, les rubans formaient une indescriptible confusion de nuances déplaisantes ; le peintre eut un geste très sincère de colère et me dit : — Je ne serai jamais franc-maçon ; ces gens-là sont trop peu coloristes.
On avait l’intention de se réunir dans le Carrousel, mais on avait compté sans la foule désœuvrée, avide de spectacles, qui avait envahi, non-seulement le Carrousel, mais encore le square Napoléon. On résolut alors de se transporter dans la cour des Tuileries, et à dix heures du matin le cortège se mit en marche, précédé par les chasseurs de la commune, suivi par le 129e bataillon de fédérés. Au moment où les maçons, après avoir à grand’peine traversé le flot de curieux qui encombraient leur route, allaient pénétrer dans la cour des Tuileries, les délégués de la commune, Félix Pyat, Lefrançais, Frankel, Pottier et Clément, arrivaient en grand appareil, escortés de deux bataillons commandés par quatre officiers supérieurs à cheval et accompagnés d’une musique qui ne s’épargnait pas.
On échangea quelques félicitations, et tout ce monde, membres de la commune, fédérés, tambours, officiers à cheval, ophicléides, Grand-Orient, rite écossais, Misraïm, grosses caisses, bannières, curieux et curieuses s’en allèrent par la rue de Rivoli vers l’Hôtel de Ville. Là on fit du Cirque-Olympique ; les porteurs de bannière se rangèrent, comme pour l’apothéose d’un cinquième acte, sur les marches de l’escalier d’honneur ; on cria beaucoup, et lorsque le calme fut à peu près rétabli, Félix Pyat fit un discours : « Balles homicides, boulets fratricides, votre acte restera dans l’histoire de la France et de l’humanité… Aux hommes de Versailles, vous allez tendre une main désarmée, mais désarmée pour un moment… » Et, obéissant au mot d’ordre de la commune, il termine en criant : « Vive la république universelle ! »
Le vieux dramaturge dut être satisfait, car il fut plus applaudi qu’au théâtre. Le père Beslay était ému ; il fit aussi un petit discours un peu terne, un peu sénile, et donna « l’accolade fraternelle » à un frère placé près de lui. On demanda la Marseillaise, et la musique d’un bataillon ne se le fit pas répéter. Lorsqu’un sang impur eut suffisamment abreuvé nos sillons, Léo Meillet prit la parole : « Vous venez d’entendre la seule musique que nous puissions écouter jusqu’à la paix définitive. Voici le drapeau rouge que la commune de Paris offre aux députations maçonniques… il sera placé au-devant de vos bannières et devant les balles homicides de Versailles. » — O citoyen Léo Meillet ! Croyez-vous donc qu’elles n’étaient point homicides, les balles qui ont tué le général Lecomte, Clément Thomas, le docteur Pasquier et tant d’autres ? Toutes ces épithètes, cette phraséologie, cette boursouflure ne feront jamais prendre le change à l’histoire.
Ce fut encore le T. C. F. Thirifocq qui reçut le drapeau et profita de l’occasion pour parler. « Si nous ne sommes pas entendus et si l’on tire sur nous, nous appellerons à notre aide toutes les vengeances. Tous ensembles, nous nous joindrons aux compagnies de guerre pour prendre part à la bataille, et encourager de notre exemple les courageux et glorieux défenseurs de notre ville. » Puis le citoyen Thirifocq, agitant le drapeau de la commune, s’écria : « Maintenant plus de paroles, à l’action ! » L’action consistait simplement à déployer les bannières maçonniques sur le talus des fortifications, et à obtenir une suspension d’armes afin de faire une dernière démarche auprès de M. Thiers. Au moment où le cortège se reformait pour se mettre en route, on enleva un ballon en baudruche sur lequel on pouvait distinguer les trois points maçonniques et lire : La Commune à la France.
C’est ainsi que les hommes de l’Hôtel de Ville espéraient apprendre au pays tout entier que la maçonnerie parisienne, représentée par un nombre infime d’individus, venait de mettre sa main dans leurs mains sanglantes. Le cortège s’en alla faire un petit tour sur la place de la Bastille pour saluer le monument des martyrs de la liberté, puis descendit les boulevards, prit la rue Royale et s’engagea dans les Champs-Elysées.
Si les francs-maçons qui ont cru devoir se mêler à cette manifestation derrière laquelle se cachait une déclaration de guerre adressée au gouvernement légal se sont imaginé qu’ils ont produit une impression sérieuse sur la population de Paris, ils ont eu de grandes illusions. On en a ri, et plus d’un quolibet les a salués au passage. On a parlé de leur nombre ; on a dit qu’ils étaient cinq mille. Ce chiffre est extraordinairement gonflé ; en le réduisant au moins de moitié, on fera encore une large part à l’exagération. Ce n’était point un cortège, comme on l’a dit ; ce n’était même pas une troupe, c’était une cohue. Les gamins les regardaient et disaient : « En voilà des marchands de rubans ! » Les uns étaient à pied, les autres en voiture ; autour des bannières, il y avait cependant quelques groupes compacts. Sur la place de la Concorde et dans les Champs-Elysées, ils trouvèrent une nouvelle foule de curieux qui, marchant dans les contre-allées ou se mêlant à eux sur la chaussée, les escorta jusqu’aux environs de l’Arc-de-Triomphe. Un obus vint éclater à l’entrée de l’avenue d’Eylau ; la panique fut générale, tous les curieux décampèrent et quelques francs-maçons aussi. On eût pu croire que cet obus était un signal, car un combat d’artillerie terrible s’engagea immédiatement.
Les batteries françaises de Courbevoie, les batteries fédérées de la porte Maillot et de la porte des Ternes ne ralentissaient pas leur feu. Les pièces voisines se mirent de la partie ; de Montrouge à Saint-Ouen, les fortifications faisaient rage.
La place était un peu chaude. Avec une sage prudence, la manifestation se dirigea vers l’avenue de Friedland et se groupa, loin de tout danger, à la hauteur du n° 59. Le temps s’était gâté. Il tombait une petite pluie fine peu propice aux actes d’héroïsme. Au lieu de s’en aller planter bravement ses bannières sous le feu de l’ennemi et de l’arrêter par la seule « force morale, » ainsi que l’on en avait eu l’intention, on expédia des estafettes aux postes fédérés pour faire cesser le feu et l’on arbora le drapeau parlementaire sur la barricade élevée en avant de l’Arc-de-Triomphe. Le général Leclerc savait à quoi s’en tenir, car le gouvernement de Versailles n’ignorait aucun des projets que l’on devait, ce jour-là, tâcher de mettre à exécution. Sur son ordre, la batterie de Courbevoie se tut. La délégation, composée des vénérables accompagnés des porte-bannières, défila dans l’avenue de la Grande-Armée. Depuis la porte Dauphine jusqu’au-delà de la porte Maillot, de cent mètres en cent mètres, les bannières maçonniques, flottant au vent, furent fichées sur les remparts. Les fédérés battaient des mains et criaient : « Vivent les francs-maçons. »
Les principaux délégués, — environ une quarantaine, — franchirent les défenses de la porte Maillot et s’avancèrent avec calme dans l’avenue de Neuilly, précédés par une bannière qui, je crois, était blanche et portait la devise : Aimons-nous les uns les autres, écrite en lettres rouges. Au pont de Neuilly, le général Leclerc accueillit les délégués et en conduisit trois, les yeux bandés, au général Montaudon, qui commandait en chef.
Celui-ci était franc-maçon ; on échangea les saluts d’usage et les signes de reconnaissance. Le général fut très net. Il était soldat, il obéissait à des ordres qu’il n’avait pas le droit de discuter. A la vue des bannières maçonniques qu’il était accoutumé à respecter, il a pu prendre sur lui de faire momentanément suspendre le feu, mais c’était là une sorte de trêve courtoise qui, à moins d’instructions supérieures, ne pouvait se prolonger. Il engageait donc les T.*. C.*. F.*, à envoyer une députation à Versailles, et à cet effet il mettait une voiture a leur disposition. Pendant qu’un des trois vénérables retourne à Paris porter les nouvelles de l’entrevue, et que les deux autres partent pour Versailles, les porte-bannières s’installent comme ils peuvent sur les fortifications pour y passer la nuit près de leurs étendards. Le général Montaudon avait du reste promis qu’il ne rouvrirait son feu qu’après le retour des délégués. Les autres francs-maçons rentrèrent simplement chez eux, sauf une centaine qui se constituèrent en permanence, avenue de Wagram, dans le salon d’un bal public.
Les délégués qui parvinrent jusqu’à M. Thiers ne se présentaient plus comme les mandataires d’un groupe de citoyens animés d’intentions pacifiques et cherchant une base de conciliation possible ; ils arrivaient en quelque sorte avec le caractère usurpé d’ambassadeurs d’une puissance médiatrice, imposant la paix et se préparant à la guerre si leurs conditions étaient rejetées. C’était intempestif, pour ne pas dire plus, et si M. Thiers n’avait été doué d’une longanimité à la fois naturelle et politique, il est fort probable que ces parlementaires irréguliers ne seraient pas rentrés coucher chez eux. M. Thiers les reçut, et fut hautain : « Que Paris mette bas les armes, et j’écouterai alors toute proposition raisonnable ; sinon, non. »
Les délégués, qui avaient compté sur la manifestation et sur l’exhibition des bannières pour inspirer quelque respect et peut-être même quelque crainte au président de la république, se trouvèrent assez déconfits. L’entrevue n’avait pas duré cinq minutes, mais elle avait suffi à leur prouver une fois de plus, une dernière fois, que le chef de l’état était résolument décidé à ne reconnaître, sous aucun prétexte, les droits que Paris révolté s’arrogeait de vouloir disloquer la France à son profit. Les délégués se retirèrent. Ils ne se sentaient pas en sûreté à Versailles ; ils s’imaginaient, bien à tort, qu’on allait les arrêter. On dit qu’ils cherchèrent vainement une voiture et que, n’en trouvant pas, ils se dirigèrent modestement à pied vers Paris, où ils arrivèrent à six heures du matin très fatigués et fort mal satisfaits. On a prétendu que parmi les délégués il y avait un membre de la commune ; c’est une erreur.
Les francs-maçons qui, au nombre d’une centaine, s’étaient établis en permanence dans une maison de l’avenue Wagram furent les premiers avertis de la déconvenue de leurs délégués. On discuta, et les avis furent partagés ; les uns voulaient retirer immédiatement les bannières exposées sur les remparts ; les autres disaient : Non, il faut les laisser, et prendre les armes si une seule d’entre elles est atteinte par « les projectiles versaillais. » Il me semble que l’on adopta un moyen terme afin de contenter tout le monde. La majeure partie des bannières fut enlevée le jour même, vers cinq heures du soir, peu d’instants avant la reprise des hostilités. Quelques-unes restèrent plantées sur les fortifications jusqu’au 2 mai. Alors on les fit disparaître, et il n’en fut plus question. Le major commandant la place Vendôme, Simon Mayer, qui fut, sur les buttes Montmartre, un des mieux méritants de la journée du 18 mars et qui, le 16 mai, devait précipiter le drapeau français du haut de la colonne de la grande armée, escorta la manifestation et fit son rapport au « général commandant la place de Paris : » — « J’ai constaté la présence des citoyens et frères Jules Vallès et Ranvier, ainsi que celle des citoyens Bergeret et Henry Fortuné (le vrai nom de celui-ci était Sixte Casse), tout s’est bien passé. Comme impression universelle, je dois dire à la gloire de la franc-maçonnerie que cette journée sera la plus belle page de son histoire. »
La vraie franc-maçonnerie ne partagea point l’opinion du citoyen Simon Mayer, et elle protesta vigoureusement contre le rôle impie que l’on avait essayé de lui faire jouer. Quelques hommes considérables n’attendent pas que l’assemblée générale soit réunie ; ils ne craignent pas, à cette heure où tout est péril pour les modérés, de flétrir les maçons qui ont compromis l’ordre tout entier, MM. Jules Prunelle, Malapert, Ernest Hamel, Beruniau, dans des lettres très fermes et de bon style, rappellent les dissidents au sentiment du devoir. Plus tard, aussitôt que les communications seront rouvertes entre la France et Paris délivré, dès le 29 mai, le suprême conseil du Grand-Orient adressera à toutes les loges de l’obédience une protestation formelle et motivée contre les actes coupables commis par des révolutionnaires qui ont tenté de rendre la maçonnerie solidaire de la commune.
La sotte fin de cette manifestation n’arrêta point les meneurs ;
Jules Vallès, dans le Cri du peuple, invitait les maçons à la révolte. Le 2 mai, il établit tout un plan de campagne : « On voulait, dit-il, se former en légion sacrée et se faire tuer au pied des bannières ; mais il a été résolu, comme plus sage, de répartir dans les bataillons les quinze aux vingt mille frères de bonne volante. Les autres iront dans la province prêcher la croisade maçonnique, marchant bannière au vent, soulevant les populations devant l’autel de la fédération. »
Il est inutile de dire, je pense, que les quinze ou vingt mille frères de bonne volonté dont parle Vallès n’existaient que dans son imagination. Si la manifestation si piteusement avortée donna deux cents nouveaux insurgés, c’est beaucoup, mais c’est beaucoup trop. Non-seulement on avait essayé d’entraîner la maçonnerie dans la commune, mais on s’adressa aussi aux bons cousins frères charbonniers, c’est-à-dire aux carbonari.
Ce fut en vain : ni ce qui reste du carbonarisme, ni les différents rites de la maçonnerie ne répondirent à ces appels d’une cause désespérée. La commune le comprit et ne rechercha plus des alliances qui la fuyaient ; mais avant de renoncer à soulever en sa faveur des sociétés dont le but doit être la bienfaisance, et qui ne pouvaient se rapprocher d’elle que par quelques rares individualités abusées ou égarées, elle trouva moyen encore de commettre une mauvaise action. Elle fit partir deux ballons sans aéronautes chargés d’une proclamation extraordinairement violente : « Les francs-maçons et les compagnons de Paris à leurs frères de France et du monde entier, » Les ballons furent lancés sur la place de l’Hôtel de Ville ; autant en emporta le vent !
Un mot prononcé par le frère Thirifocq ne fut pas perdu. Le 3 mai, Paschal Grousset, qui présidait la séance de la commune, déclare, en qualité de délégué aux relations extérieures, qu’il a reçu d’excellentes nouvelles ; que l’Europe commence à comprendre la commune et que l’on doit s’attendre à recevoir prochainement du gouvernement de Versailles des propositions acceptables ; il ajoute : « Je demande à la commune d’en finir avec les négociations… » Un autre dit : « Nous ne sommes pas des belligérant, nous sommes des juges » Des juges ? — Non ; mais des bourreaux, ce qui n’est pas la même chose.
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Dans l'article 11, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dispose aussi que : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
Ces deux articles ont valeur constitutionnelle car le préambule de la Constitution de la Ve République renvoie à la Déclaration de 1789.
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Jean-Laurent Turbet
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