par Eric Pelletier, Jean-Marie Pontaut, Romain Rosso
Le coup de filet de la mi-décembre, en région parisienne, a démantelé un réseau où le grand banditisme et l'islamisme radical sont étroitement imbriqués. Voici comment les différents services de police ont mené à bien cette opération. Révélations
Le faisceau des lampes torches se concentre sur une porte de garage anonyme, recouverte d'une couche de peinture verte, largement écaillée. Dans la nuit du 14 au 15 décembre, les policiers de la DST, spécialisés dans la lutte contre le terrorisme islamiste, et ceux de l'OCRB, habitués à évoluer dans le milieu du grand banditisme, viennent de recueillir les premières révélations de leurs suspects, arrêtés deux jours plus tôt lors d'une vaste opération menée dans la région parisienne et dans l'Oise. Les juges Jean-Louis Bruguière et Jean-François Ricard ont obtenu l'autorisation de perquisitionner ce box de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) en pleine nuit, selon la procédure d'urgence absolue. Les policiers trouvent enfin ce qu'ils cherchent depuis plusieurs mois: 1 kilo d'explosifs militaires de type tolite, 19 bâtons de dynamite, deux fusils mitrailleurs (un Famas français flambant neuf et une vieille kalachnikov russe), trois revolvers, des cagoules, des gants, des gilets pare-balles, des combinaisons noires et même un uniforme de gendarme…
Au total, ce coup de filet a conduit à la mise en examen de 11 personnes, dont 9 sont aujourd'hui écrouées. Certaines d'entre elles sont, par ailleurs, soupçonnées de «financement du terrorisme». Pour les quatre magistrats chargés du dossier, ces opérations établissent la preuve que des membres du banditisme servent aujourd'hui la cause de l'islamisme radical. Une sorte d'alliance du djihad et du braquage qui, en l'espèce, passe par Clichy-sous-Bois, Beauvais et Trappes, mais aussi Oran, Rabat et Istanbul. C'est le milieu parisien qui fournit la première piste à la Brigade de répression du banditisme (BRB), à la fin du mois de juin. Ces policiers de la police judiciaire sont sur les traces d'une équipe soupçonnée de préparer un important hold-up: ses membres recherchent une grande quantité d'explosifs, ce qui n'augure rien de bon. Ces voyous, issus pour la plupart de cités de la Seine-Saint-Denis, ne figurent pas dans le fichier spécial du grand banditisme, mais leur détermination compense largement ce manque de «notoriété».
L'un des suspects, âgé de 29 ans, est déjà connu pour vol à main armée et trafic de stupéfiants. Brahim Ben Hadj, qui réside officiellement à Bondy (Seine-Saint-Denis), se déplace beaucoup en région parisienne. Il faut «brancher» au plus vite son portable. Mais la BRB se rend compte qu'un autre service, en pointe dans la lutte contre le terrorisme islamiste, écoute déjà Ben Hadj!
Le juge Bruguière vient de confier à la DST le soin de surveiller un réseau islamiste très actif en Ile-de-France. Un groupe que fréquente assidûment Ben Hadj. Son dernier séjour en prison lui a permis d'élargir le cercle de ses relations. Parmi elles, Ouassini Cherifi, un père de famille d'origine algérienne, rondouillard et cultivé, obsédé par le djihad et repéré de longue date par la DST. Bien que diplômé en mathématiques et en informatique, il est le roi du pantalon Hugo Boss tombé du camion et le prince du faux passeport. En septembre, les responsables de la BRB et de la DST se rencontrent donc pour faire le point. C'est le premier tournant de l'affaire.
Car Cherifi n'est pas un inconnu. Au mois d'août 2000, il s'est fait arrêter au Novotel d'Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), en prenant livraison de quatre faux passeports, envoyés par la poste à un certain «Monsieur Bourgeois». Malgré des défauts (quelques accents manquent sur la dernière page), ce type de document, confectionné en Thaïlande, a été utilisé par un commando qui préparait un attentat contre la cathédrale de Strasbourg, en 2000. A cette époque, à Londres, Cherifi fréquente les thuriféraires d'Al-Qaeda, à la recherche de volontaires pour l'Afghanistan. Seuls ses problèmes de diabète l'auraient empêché de participer aux combats sur place, au côté des taliban. En 2002, l'affaire des faux passeports thaïlandais vaut cinq ans d'emprisonnement à Cherifi. C'est au cours de cette détention qu'il recrute Ben Hadj. En tout cas, depuis leur libération, les deux hommes paraissent inséparables. La méfiance dont ils font preuve ne permet pas de les surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre. «Au volant, Cherifi avait une conduite hystérique, se souvient un enquêteur. Il ne respectait aucune règle du Code de la route. Un jour, alors qu'il était arrêté à un feu, il a insulté des automobilistes, les prenant pour des policiers.»
Les fonctionnaires de la DST sursautent donc lorsqu'ils apprennent, le 7 octobre 2005, qu'une explosion vient de secouer le centre-fort Securitas de Beauvais (Oise). Trois ou quatre malfaiteurs l'ont crânement pris d'assaut au petit matin, en lâchant une rafale de Famas. Ils ont bien choisi leur moment: les convoyeurs chargeaient les fonds dans les fourgons blindés avant de s'équiper à l'armurerie. L'explosif, d'environ 1 kilo, a perforé le mur. Les assaillants ont presque touché les milliers d'euros qui s'offraient aux regards. Mais l'ouverture, large d'une vingtaine de centimètres seulement, permettait à peine de passer le bras à l'intérieur… Les braqueurs ont dû précipitamment rebrousser chemin. Beaucoup de spécialistes voient la main de Ben Hadj.
Le second virage de l'affaire se négocie au Maroc. Au début de décembre, la DST, grâce à ses relations internationales, recueille des informations sur un certain Anouar Majrar, un Marocain récemment expulsé de Grèce pour avoir tenté de s'introduire dans le pays avec de faux papiers. Ce salafiste, qui parcourt le monde, de l'Egypte à la Turquie, en passant par la Syrie, a, lui aussi, connu Cherifi en prison en France. Jean-Louis Bruguière se rend donc à Rabat, où il obtient, après d'âpres négociations diplomatico-judiciaires, d'entendre Majrar, dans le cadre d'une commission rogatoire internationale. C'est lui qui dessine l'organigramme du groupe et évoque son rôle. Cherifi serait chargé, de France, de financer le djihad international. Il jouerait aussi un rôle dans le recrutement de combattants en partance pour l'Irak.
De retour à Paris, le juge Bruguière décide de lancer sans tarder une opération de grande envergure, confiée à la DST. Des informations précises font craindre en effet que le groupe ne se soit récemment procuré 5 kilos d'explosifs auprès d'un fournisseur originaire de l'ex-Yougoslavie.
Tous les suspects sont interpellés, lundi 12 décembre, au petit matin, ainsi que leur entourage. Brahim Ben Hadj est arrêté chez l'une de ses relations, à Saint-Rémy-lès-Chevreuse (Yvelines). Dans un sac de sport, les enquêteurs trouvent sept cagoules et une tenue d'intervention. L'un de ses complices présumés porte encore un gilet pare-balles. Le groupe rentrait selon toute vraisemblance d'une tentative de braquage en région parisienne. Des caméras de vidéosurveillance auraient même filmé leur manège, interrompu au dernier moment par le passage inopiné d'une patrouille de police. Dans un premier temps, Ben Hadj se mure dans le silence. Mercredi 14 au soir, pourtant, il se met à table: il reconnaît sa participation au braquage de Beauvais. Et livre deux adresses où le gang stocke ses armes et ses explosifs. Une première perquisition, de nuit, permet de mettre la main sur un revolver et divers matériels chez un ancien légionnaire. Ben Hadj conduit ensuite les policiers au fameux box de Clichy-sous-Bois, où ils découvrent, notamment, le Famas qui aurait servi au casse du centre-fort de Beauvais, ainsi que des explosifs brisants, type C 4, d'origine militaire. En revanche, Cherifi ne desserre pas les dents. Placé en observation à la salle médicalisée de la préfecture de police, à Paris, il tente de s'échapper. Il est rattrapé in extremis dans les couloirs…
La justice va désormais étudier à la loupe le patrimoine des suspects, à commencer par celui d'un certain Farid Boukemiche, arrêté par la Division nationale antiterroriste (Dnat). Ce Franco-Algérien de 34 ans était suivi depuis des mois par la section opérationnelle des Renseignements généraux, très en pointe dans la lutte contre l'islamisme radical. En 2003, dans le Nord, il a ouvert un cybercafé. A Roubaix, il hébergeait de nombreux «frères» de passage, notamment britanniques. Il fut d'ailleurs incarcéré en Grande-Bretagne, en 1997, dans le cadre d'une procédure antiterroriste.
A Clichy-sous-Bois, le groupe aurait investi dans un petit restaurant et dans des Point Phone. «L'une des épouses interpellées portait sur elle près de 8 000 euros», témoigne un enquêteur.
Le réseau, soutiennent les policiers, était spécialisé dans le financement de la cause en Europe et repérait à l'occasion des volontaires pour le djihad en Irak. Mais c'est surtout la présence d'explosifs qui inquiétait les responsables de la lutte antiterroriste. Ils n'étaient sans doute pas destinés à commettre des attentats, mais les juges n'ont pas voulu prendre de risque. Autre enseignement de cette enquête: aujourd'hui, le lieu idéal pour recruter, c'est bien la prison.
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